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Lire la suite22 février 2021
La pandémie du Covid-19 a relancé les débats sur la souveraineté, la sécurité et l’autosuffisance alimentaires, ainsi qu’un débat qui leur est très lié, celui sur le protectionnisme agricole. Un podcast avec Laurence Roudart, professeure de Développement agricole à L’ULB.
Dans les semaines qui ont suivi la prise de conscience officielle, le 11 mars 2020, de la pandémie liée au Covid-19, 88 pays ont pris des mesures de restrictions de leurs exportations dans plusieurs secteurs et 84 pays ont décidé de faciliter leurs importations. Dans le secteur des produits agricoles, la Russie a restreint ses exportations de céréales, l’Ukraine ses exportations de blé, le Kazakhstan a banni ses exportations de blé, de farine de blé, de sarrasin, de sucre, de tournesol, de pomme de terre, d’oignon, tandis que le Vietnam, le Cambodge et Myanmar ont suspendu les signatures de certificats d’exportation de riz. D’un autre côté, des pays comme l’Algérie et l’Egypte ont fait des achats de précaution de blé sur les marchés internationaux[1]. Rien de nouveau dans ces comportements : en 2007/08 par exemple, quand les prix des denrées agricoles avaient flambé sur les marchés internationaux, l’Inde, le Vietnam et la Chine avaient restreint ou banni leurs exportations de riz, tandis que les Philippines avaient procédé à des achats de précaution.
À l’échelle d’un pays, l’autosuffisance alimentaire est la situation dans laquelle toutes les denrées alimentaires, ou au moins toutes les denrées vivrières de base, nécessaires à la population sont produites à l’intérieur du pays lui-même. Cette idée, très populaire dans les milieux du développement jusqu’à la fin des années 1970, a été battue en brèche par le concept de sécurité alimentaire qui a émergé dans le contexte néolibéral du début des années 1980. Selon la FAO, «la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique, économique et social à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active». Cette définition a une perspective individuelle, elle mentionne l’accès à la nourriture, la stabilité dans le temps de cet accès, ainsi que la bonne utilisation physiologique des aliments (ce qui conduit à une vie saine et active). Elle mentionne également la disponibilité en aliments, en quantité et en qualité, mais elle ne dit rien sur leur origine : il peut s’agir de la production locale ou d’importations, l’idée sous-jacente étant qu’il est plus judicieux d’importer des denrées vivrières à bas prix que de les produire à l’intérieur de ses frontières à des coûts plus élevés. Ce concept a été contesté à son tour, notamment par les tenants de la souveraineté alimentaire qui le jugeaient défectueux car apolitique. Selon La Vía Campesina (LVC), la souveraineté alimentaire est «le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires sans que ceux-ci portent préjudice aux droits des autres peuples»[2].
Les débats sur la souveraineté alimentaire posent en effet des questions très politiques, par exemple sur la nature des acteurs économiques qui contrôlent l’usage des ressources productives, en particulier la terre, l’eau et les semences ; sur la répartition de la valeur créée entre les différents acteurs des systèmes agroalimentaires ; sur les relations de pouvoir entre ces acteurs. Pour LVC et d’autres mouvements sociaux, ces questions s’inscrivent dans une réflexion politique qui a deux grands objectifs : la critique du système alimentaire actuel et la transformation de ce système vers plus de justice sociale et environnementale. Il s’agit fondamentalement d’un projet d’émancipation des catégories opprimées, à bien distinguer de certains discours d’extrême droite qui reprennent des idées et des mots liés à la souveraineté alimentaire, mais pour un projet qui n’a rien à voir avec l’émancipation. Il faut donc être vigilant, identifier le sens mis dans chaque mot : dans cet article, souveraineté alimentaire n’est pas synonyme de localisme ou de nationalisme alimentaire.
La théorie des avantages comparatifs, énoncée en 1817 par David Ricardo dans son livre Des principes de l’économie politique et de l’impôt, continue d’influencer la pensée sur le commerce international. Considérant deux pays, deux denrées et un volume de travail donné, son raisonnement démontre que si l’un des pays est moins productif que l’autre pour les deux denrées, ces pays peuvent quand même avoir intérêt à se spécialiser et à échanger. Ce raisonnement repose sur les coûts d’opportunité : produire une certaine quantité de la denrée A implique de renoncer à produire une certaine quantité de la denrée B ; chaque pays se spécialise dans la denrée qui implique le renoncement le plus faible à l’autre denrée ; ainsi, la production globale des deux pays pour les deux denrées augmente. Cette démonstration a été étendue par Eli Hecksher, Bertil Ohlin et Paul Samuelson sous la forme d’un modèle (dit HOS, d’après les initiales des noms des auteurs) qui prédit, entre autres, que les pays tendent à se spécialiser dans les secteurs pour lesquels ils sont dotés de facteurs de production relativement abondants. Cependant, les études empiriques ne confirment pas, en général, ces prédictions.
Le raisonnement de D. Ricardo est juste dans la mesure où les hypothèses qu’il a lui-même posées sont respectées : le capital et le travail sont mobiles à l’intérieur de chaque pays, ils peuvent donc être utilisés pour la denrée A ou B ; en revanche, ils ne sont pas mobiles entre les pays. Or, dans le monde actuel, il y a bien mobilité internationale du capital : une condition fondamentale de validité du raisonnement de D. Ricardo n’est donc pas respectée. De plus, un tel raisonnement comporte des points aveugles : quelle est la répartition des gains entre les deux pays, autrement dit quels sont les termes de l’échange entre les denrées A et B ? Comment les gains sont-ils répartis entre les catégories sociales à l’intérieur de chaque pays ? Y a-t-il des perdants? Quels sont les coûts de reconversion (partielle ou totale) pour les producteurs ? Quels sont les coûts de transport entre les deux pays ? Si l’une des denrées est stratégique et si les relations entre les deux pays se dégradent, quelles sont les conséquences ? Ces réflexions critiques contribuent à expliquer pourquoi de nombreux gouvernements n’ont pas poussé leur pays loin dans la voie de la spécialisation et du libre-échange.
Le protectionnisme dans un pays désigne toute mesure de politique publique ayant une influence sur le commerce extérieur et favorable aux producteurs de ce pays. Les mesures les plus couramment employées à cet effet sont : les droits de douane ; les quotas d’importation ; les subventions aux producteurs locaux, qui abaissent leurs coûts de production et les rendent donc plus compétitifs à l’international ; les subventions à l’exportation, qui permettent l’écoulement des produits sur les marchés internationaux à des prix inférieurs aux prix intérieurs ou inférieurs aux coûts de production : on parle alors de dumping[3]. Mais, d’autres mesures protectionnistes existent : normes sanitaires, ou techniques, ou environnementales, ou sociales ; autorisations administratives ; préférence donnée aux entreprises locales pour des marchés publics ; limitation des investissements étrangers sur le territoire national. La politique de change peut aussi être utilisée pour décourager les importations et favoriser les exportations.
Le protectionnisme a pour principal inconvénient d’engendrer des coûts pour les pays étrangers qui perdent des débouchés, extérieurs et intérieurs, ainsi que des coûts pour le pays protectionniste lui-même où l’intervention étatique peut être source d’inefficience dans l’allocation des ressources. L’ampleur des coûts et les catégories sociales affectées varient en fonction des mesures utilisées. Cela étant, les nouveaux modèles du commerce international, qui prennent en compte le fait que les marchés réels ne sont pas des marchés de concurrence pure et parfaite, montrent que le protectionnisme peut, dans certains cas, accroître le bien-être collectif dans le pays qui le pratique[4].
D’autres arguments généraux plaident en faveur du protectionnisme. Parmi eux, le soutien des revenus et de l’emploi pour certains groupes de population. Dans les pays d’Asie et d’Afrique où la part de la population agricole dans la population active est élevée, respectivement plus du tiers et plus de la moitié, et où les opportunités d’emplois dans d’autres secteurs économiques sont faibles, ce sont des centaines de millions de personnes, dont la grande majorité est pauvre ou très pauvre, qui peuvent bénéficier d’un protectionnisme agricole raisonné.
Autre argument, dans un monde où les systèmes socio-productifs sont très différents les uns des autres, notamment en matière de normes sanitaires, sociales et environnementales, la concurrence par les prix tend à éliminer les systèmes où les coûts de production et les normes sont les plus élevés ; au contraire, le protectionnisme permet de compenser, au moins en partie, les inégalités de coûts de production et donc de réparer certaines des «distorsions» existantes entre les systèmes de production[5]. Cet argument est particulièrement pertinent pour le secteur agricole. En effet, les agricultures du monde contemporain sont le produit d’écosystèmes originels très diversifiés – tels qu’ils occupaient la planète il y a dix mille ans, après la fin de la dernière glaciation – puis d’histoires écologiques, sociales et culturelles fort diverses. En conséquence, les agricultures contemporaines ont des niveaux de productivité du travail, de coûts de production et donc de compétitivité extrêmement inégaux. Leur mise en concurrence conduit à la ruine des moins compétitives[6], alors même que la majorité des agriculteurs ainsi ruinés n’ont pas d’autre possibilité d’emploi et de revenu.
Parmi les autres justifications du protectionnisme, A. Smith lui-même, qui est bien connu pour avoir défendu la liberté du commerce, estimait que des droits de douane étaient justifiés pour les industries stratégiques pour la défense nationale : c’est bien le cas des activités produisant des aliments. Enfin, aujourd’hui, les dommages environnementaux dus au transport de marchandises sur de longues distances plaident en faveur d’une réduction des échanges[7].
Dans le cas spécifique des produits alimentaires, d’autres arguments encore plaident en faveur du protectionnisme. Les aliments, ou tout au moins les denrées vivrières de base, sont des produits vitaux, nécessaires chaque jour à la population. Dès lors, dépendre largement des marchés internationaux pour l’approvisionnement est un risque qui peut être jugé inacceptable. Cela d’autant plus que les prix sur les marchés internationaux de produits agricoles sont extrêmement volatils, ils peuvent flamber très rapidement comme l’expérience l’a montré en 1972/73 et en 2007/08. Et, comme il s’agit de marchés résiduels, l’offre peut disparaître durant plusieurs mois si les principaux pays exportateurs en décident ainsi : ce fut le cas pour le marché international du riz en 1973[8].
Enfin, les produits alimentaires, leurs modes de préparation, font partie intégrante des cultures des sociétés et pourraient être protégés à ce titre, comme le sont d’autres formes d’expression culturelle (cinéma, théâtre, littérature) selon la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
Le protectionnisme présente donc des avantages et des inconvénients. Les économistes calculent ses coûts sous différentes hypothèses. Mais, ces coûts ne sauraient constituer une raison suffisante pour exclure le protectionnisme : c’est là que les débats et les arbitrages politiques ont leur place. Jusqu’à combien un peuple est-il prêt à payer pour sécuriser ses approvisionnements alimentaires, pour abriter un secteur agricole dynamique offrant des emplois et des revenus décents ? Quels instruments utiliser et jusqu’où pour ne pas nuire aux autres peuples ? Quelles catégories sociales doivent bénéficier du protectionnisme et dans quelle mesure ?
Cette question de la répartition des avantages avait été bien posée par Jean Jaurès dans un discours à l’Assemblée nationale (France) en 1887 :
«Il est donc parfaitement légitime, si la protection s’impose à nous pour le salut de l’agriculture, de faire que cette protection aille non pas au capital foncier, mais au travail rural. La grande propriété, quand elle réclame pour les métayers et pour les fermiers, ressemble un peu à ces nourrices qui s’allouent les meilleurs morceaux en disant que c’est pour le petit. Eh bien ! Assurons-nous, si vous le voulez, que le petit aura sa ration»[9].
Cette analyse demeure d’actualité, sachant qu’il faut prendre en compte aussi aujourd’hui les acteurs de l’agro-industrie et de la distribution alimentaire dans l’analyse de la répartition des avantages.
De nombreux gouvernements ont choisi dans le passé, ou choisissent aujourd’hui, le protectionnisme agricole. J. Jaurès, que nous venons de citer, s’exprimait dans le contexte des débats qui eurent lieu au cours du dernier quart du 19e siècle, en France et dans d’autres pays européens, sur la manière de limiter la crise agricole qui sévissait suite à l’afflux massif de céréales, de laine et de viande en provenance des Amériques, d’Australie et d’Afrique du Sud. La France et l’Allemagne choisirent alors d’instaurer des droits de douane pour protéger leurs secteurs agricoles. Avant cela, de 1773 à 1846, le Royaume-Uni avait appliqué les fameuses Corn Laws qui protégeaient les producteurs de céréales par des droits de douane ou même, durant plusieurs années, par une interdiction d’importer cette denrée quand son prix tombait en dessous d’un certain seuil.
Plus récemment, des décennies 1960 à 1980, la Politique agricole commune (PAC) européenne appliquait des droits de douane variables sur tout un ensemble de produits stratégiques – céréales, produits laitiers, sucre, viande bovine – de manière à élever leurs prix à des niveaux considérés comme souhaitables. Une politique de stockage public complétait ce dispositif. Aux États-Unis, à la même époque, l’instrument utilisé consistait plutôt à verser à posteriori aux agriculteurs des subventions compensant les écarts entre prix de marché et prix souhaités. Quant aux pays d’Asie qui s’étaient lancés dans la Révolution verte (Inde, Indonésie, Thaïlande, Philippines), ils taxaient les importations de denrées vivrières de base. Toutes ces politiques étaient productivistes, elles visaient une forte augmentation des productions de certaines denrées vivrières pour se rapprocher de l’autosuffisance et si possible la dépasser, ainsi que des prix abordables pour les consommateurs. Elles ont atteint leurs objectifs mais, aux États-Unis et dans la Communauté économique européenne (CEE), elles ont aussi conduit à l’accumulation d’excédents coûteux et à une guerre commerciale pour conquérir des marchés à l’exportation[10], faisant apparaître la nécessité d’une coordination des politiques agricoles.
Dans le contexte néolibéral du début des années 1980, c’est le Gatt (General Accord on Tariffs and Trade) – une structure dédiée depuis 1947 au démantèlement du protectionnisme – qui fut choisi comme enceinte de discussion. Jusque-là, beaucoup de gouvernements, dont ceux des États-Unis et de la CEE, estimaient que l’agriculture était un secteur beaucoup trop stratégique pour qu’on en traite vraiment au Gatt.
Les négociations eurent lieu de 1986 à 1994 et furent organisées selon trois axes : réduire les obstacles aux importations ; diminuer les subventions à l’exportation ; restreindre les transferts de ressources en faveur de l’agriculture à l’intérieur de chaque pays. Elles aboutirent à la signature de l’Accord sur l’Agriculture (AsA) du cycle de l’Uruguay, dont le préambule mentionne que l’objectif est «d’arriver à des engagements contraignants» en vue «d’établir un système de commerce des produits agricoles qui soit équitable et axé sur le marché».
De fait, cet accord a influencé surtout les politiques agricoles conduites à partir de 1995 dans les pays à revenu élevé signataires. Dans ces pays, la protection de l’agriculture a baissé, mais peu. Ce sont surtout les instruments utilisés qui ont évolué : le soutien des prix de marché a diminué, en général, et les baisses de revenus agricoles qui s’en sont suivies ont été en partie compensées par des aides directes. Celles-ci sont censées être découplées – c’est-à-dire non liées au volume produit lors de l’année en cours et n’ayant donc pas d’influence directe sur le commerce international – dans toute la mesure du possible.
Les négociations sur l’agriculture ont repris en l’an 2000 dans le cadre de l’OMC, en vue de poursuivre le démantèlement du protectionnisme. Cependant, elles ont redémarré sous des auspices très défavorables : en décembre 1999, à Seattle où avait lieu une Conférence de l’OMC, de nombreuses organisations de la société civile, au premier rang desquelles des organisations paysannes, ont monté des manifestations de contestation retentissantes. Au fil des négociations, il s’est avéré que différents groupes de pays avaient des désaccords profonds sur les questions agricoles, au point d’empêcher l’élaboration d’un nouvel accord de l’OMC portant sur l’ensemble des sujets en discussion. Si les pays du groupe de Cairns ont été relativement constants dans la défense de positions libérales, d’autres groupes tels que le G-10, le G-20 et le G-33 ont revendiqué avec force des mesures protectionnistes[11]. Par exemple, l’Inde a défendu les programmes d’achats publics à des agriculteurs pauvres, à des prix fixés par l’État, de manière à alimenter des stocks pour la sécurité alimentaire. Le G-33, dont l’Inde, a plaidé pour un mécanisme de sauvegarde spéciale par lequel les pays en développement pourraient élever rapidement des barrières douanières pour éviter des afflux massifs et soudains d’importations agricoles. Les positions protectionnistes ont été affirmées avec plus de force encore suite à la flambée des prix agricoles sur les marchés internationaux en 2007/08 et aux crises d’accès à l’alimentation qui en ont résulté dans les pays importateurs pauvres.
De fait, depuis les années 2000, certains pays en développement ou émergents – parmi lesquels la Chine, l’Indonésie, les Philippines, le Costa Rica – ont instauré des mesures de protection de leurs agricultures, en privilégiant les droits de douane sur les importations. Par exemple, la Chine protège ainsi ses producteurs de riz, de blé, de maïs, de colza, de viande de porc, de volaille et de bœuf ; l’Indonésie ses producteurs de riz, de maïs, de soja, de sucre et de viande bovine. C’est le cas aussi dans les pays développés du G-10 (Suisse, Japon, Norvège, Islande) qui appliquent différentes formes de barrières aux importations. En conséquence, dans de nombreux pays, les prix payés aux agriculteurs pour certains de leurs produits sont supérieurs aux prix sur les marchés internationaux. Pour les denrées vivrières de base, ces prix internationaux sont largement déterminés par une très petite fraction d’agriculteurs équipés de machines très performantes, utilisant beaucoup d’engrais d’origine industrielle et de pesticides, ayant des coûts d’accès à la terre, au travail et au capital très faibles, et payant peu d’impôts (Argentine, Brésil, Ukraine, Russie).
Les trente dernières années ont été placées officiellement sous le signe de la libéralisation des secteurs agricoles. Pourtant, l’expérience a montré que les pays ou régions soutenant beaucoup leur agriculture ont continué de le faire[12] ; que de nombreux pays, particulièrement en Asie, ont développé des politiques protectionnistes avec pour instrument privilégié les droits de douane ; qu’en cas de crise internationale, les engagements marchands se délitent, faisant place aux restrictions sur les exportations voire aux interdictions. La volonté est donc manifeste, chez de nombreux gouvernements, de protéger leurs secteurs agricoles et d’avoir des prix intérieurs supérieurs aux prix sur les marchés internationaux. En conséquence, l’OMC, qui est vouée à la libéralisation du commerce international, n’est pas l’enceinte adéquate pour négocier les politiques agricoles.
Pour autant, une coordination multilatérale des politiques agricoles est bel et bien nécessaire, une coordination dans laquelle chaque pays, quelle que soit sa puissance, peut faire valoir son point de vue de manière égale. En effet, l’expérience a montré aussi que les politiques protectionnistes des uns peuvent nuire aux autres, le cas des subventions à l’exportation ayant été particulièrement étudié. D’un autre côté, les travaux de prospective agricole et alimentaire, parmi lesquels ceux d’Agrimonde-Terra[13], montrent que l’Asie, l’Afrique subsaharienne et la région Moyen-Orient/Afrique du Nord auront besoin d’importer beaucoup de produits alimentaires au cours des décennies à venir. Le commerce international des denrées agricoles est et restera nécessaire. Il est compatible avec des politiques protectionnistes, comme l’a montré l’expérience de la CEE qui était un importateur agricole de premier plan. Enfin, les accords commerciaux bi- et plurilatéraux, qui se sont multipliés au fur et à mesure que les négociations à l’OMC s’effritaient, ne sauraient être substitués à des négociations multilatérales car ils tendent à avantager les pays les plus puissants, et leur perspective n’est pas mondiale.
Dans ces conditions, nous plaidons pour une nouvelle organisation internationale des échanges de produits agricoles dans laquelle les États gèrent comme un commun la sécurité des approvisionnements alimentaires des grandes régions du monde. Nous proposons une organisation fondée sur : de grands marchés communs agricoles regroupant des pays où les niveaux de productivité du travail de la majorité des agriculteurs sont proches ; une protection de ces marchés par des droits de douane d’autant plus élevés que la productivité moyenne du travail agricole est faible ; la mise en place de normes sanitaires, environnementales et sociales qui engagent la transition écologique et sociale ; des accords par produit entre les principaux pays exportateurs et importateurs, visant notamment à stabiliser les prix sur les marchés internationaux[14].
Il peut sembler étrange de penser à des États pour gérer un commun. Mais, dans l’état actuel des institutions, quel autre type d’acteur pourrait prendre en charge à court terme un objectif commun à l’échelle mondiale et imposer aux États justement la mise en œuvre de décisions concertées ? En disant cela, nous ne sous-estimons pas la difficulté de telles négociations. Mais, seront-elles plus difficiles que les négociations internationales déjà entreprises, à juste raison, sur le changement climatique ou la biodiversité ? Plusieurs obstacles nous paraissent particulièrement difficiles à surmonter, parmi lesquels : la hantise du protectionnisme comme non-pensée dominante[15]; la collusion entre États et firmes agroalimentaires transnationales, ces dernières ayant pour objectif le profit et non la sécurité des approvisionnements alimentaires ; la volonté chez de nombreux gouvernements de nourrir à bas prix les populations urbaines, au détriment des agriculteurs locaux même si ceux-ci constituent une part importante de la population. Ces obstacles renvoient à la question plus générale de la représentativité des États dans les négociations internationales : qui représentent-ils ? Leurs peuples ? Les intérêts d’une caste ? Nous voici revenus à des questions posées par les tenants de la souveraineté alimentaire.
Dans le monde d’aujourd’hui, les initiatives agricoles et alimentaires alternatives locales se multiplient, dont certaines sont gérées comme des communs. Une autre question politique, au moins tant qu’il existe des États, est : comment articuler ces initiatives aux politiques publiques nationales et internationales, de manière que les secondes intègrent les aspirations exprimées dans les premières ?
Les travaux d’Agrimonde-Terra montrent que les ressources naturelles de la planète suffisent pour nourrir correctement 9,7 milliards d’humains. Mais, comme Philippe Collomb l’écrivait en 1999, la voie vers cela sera étroite[16]. Dans sa tribune publiée en 2019/20 dans Défis Sud, Philippe Baret invitait à «défricher les champs du politique». C’est bien là en effet que résident les principaux obstacles à la sécurité et à la souveraineté alimentaires.
Rédaction : Laurence Roudart
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Article réalisé par :
Laurence Roudart est professeure de Développement agricole et présidente du département des Sciences sociales et des Sciences du travail à l’ULB. Membre de l’Assemblée générale de SOS Faim, elle a également été enseignante en économie du développement agricole à l’AgroParisTech. Elle est, entre autres, co-auteure, avec Marcel Mazoyer, de Histoire des agricultures du monde – Du Néolithique à la crise contemporaine (Seuil, 2002).
[1] Mathieu Q., Pouch T., «Covid-19 : la menace qui plane sur la sécurité alimentaire mondiale», in Analyses et perspectives, Chambres d’agriculture France, avril 2020.
[2] Cette définition résulte de la compilation de plusieurs définitions proposées par LVC, qui ont évolué au fil du temps.
[3] Sur ces deux définitions différentes du dumping, voir Berthelot J., «Faut-il sortir l’agriculture de l’OMC ?», in Défis Sud, 2002.
[4] À ce sujet, voir par exemple Krugman P.R., Rethinking International Trade, MIT Press, 1990.
[5] Sur cette idée du protectionnisme réparateur de distorsions, et non pas source de distorsions, voir Lordon F., «La «menace protectionniste», ce concept vide de sens», in Le protectionnisme et ses ennemis, Chang et al., Les liens qui libèrent / Le Monde diplomatique, 2012 ; et Giraud G., «L’épouvantail du protectionnisme», in Projet, n° 320, 2011.
[6] Pour une présentation détaillée de ces questions, voir Mazoyer M., Roudart L., Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Seuil, 2002.
[7] L’argument des industries naissantes, développé notamment par Friedrich List au 19e siècle, selon lequel de jeunes industries ont besoin de protection le temps de faire leur apprentissage et de devenir compétitives, n’est pas applicable tel quel aux activités agricoles car celles-ci remontent à des milliers d’années dans la plupart des régions du monde.
[8] Timmer P., “Reflections on food crises past”, in Food Policy, n° 35, 2010.
[9] Jaurès J., A qui profite le protectionnisme ?, Les petits matin / Alternatives économiques, 2012.
[10] Ces politiques ont aussi entraîné des coûts environnementaux et sociaux, que nous n’avons pas la place d’aborder dans cet article.
[11] Pour une présentation relativement détaillée des différents groupes de pays et de leurs positions dans les négociations agricoles à l’OMC, voir Roudart L., «Politiques agricoles et négociations internationales», in Encyclopaedia universalis, 2018.
[12] Pour une analyse de la manière dont la PAC a anticipé, puis appliqué, l’AsA voir : Agriculture stratégies, Note de référence stratégique. Pour une réforme en profondeur de la PAC dans un cadre multilatéral à renouveler, Paris, 2018.
[13] Le Mouël C., de Lattre-Gasquet M., Mora O. (dirs), Land use and food security in 2050: A narrow road – Agrimonde Terra, éditions Quae, 2018.
[14] Mazoyer M., Roudart L., op. cit.
[15] Sur ce sujet, voir Giraud G., op. cit., et Chang H-J et al., op. cit.
[16] Collomb P., Une voie étroite pour la sécurité alimentaire d’ici à 2050, FAO / Economica, 1999.