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24 mars 2024

2024, l’année lactée ?

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Qu’en est-il du lait, en 2024, cinq ans après ? En 2019, Humundi menait la campagne « N’exportons pas nos problèmes » en consortium avec d’autres ONG européennes et des acteurs de la filière lait en Europe et en Afrique de l’Ouest. En 2024, une étude réalisée par le Gret et le Cirad, avec le soutien de plusieurs ONG dont Humundi, pose la question du rôle des politiques commerciales et fiscales dans le développement durable de la filière lait local en Afrique de l’Ouest.

Cette étude offre un état des lieux complet sur les effets des importations et des politiques commerciales au Burkina Faso au Sénégal et au Nigeria, ainsi que des recommandations à destination des acteurs ouest-africains et européens en accord avec les objectifs de l’Offensive régionale pour le lait local, qui a soumis une stratégie validée par les Etats Membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en 2020. Entretemps, le Burkina Faso est cependant sorti de la CEDEAO.

En 2019, la campagne « N’exportons pas nos problèmes » dénonçait les exportations massives d’un produit, le mélange « MGV » : du lait écrémé en poudre enrichi – ou plutôt spolié – en matière grasse végétale, le plus souvent de l’huile de palme. Exporté par l’Union Européenne – qui ne le commercialise pas sur son propre territoire – ce produit vendu 30% moins cher que le lait local inonde les marchés ouest-africain et place les producteurs dans une situation de concurrence déloyale.

Outre le mélange MGV, la région ouest-africaine importe également des poudres de lait entier ou écrémé – toujours moins chères que le lait local – dont les volumes augmentent année après année. Pourtant, la production laitière de la région a connu une croissance de 45% en 20 ans, mais celle-ci demeure insuffisante pour compenser l’évolution de la consommation, soulevant des enjeux cruciaux en termes de sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations, de création d’emplois, de revenus (notamment pour les femmes souvent impliquées dans la production, la commercialisation et la transformation du lait), de développement socio-économique et de stabilité dans les territoires ruraux où prédominent les activités pastorales ou agro-pastorales.

Ainsi, alors qu’au début de années 2 000, le taux d’autosuffisance de la région était de 60%, il n’est plus que de 40% aujourd’hui. A ce rythme, il ne sera plus que d’un tiers dans vingt ans.

Le développement de la filière lait local constitue donc un des enjeux en termes d’indépendance de la région par rapport aux aléas du marché mondial. Par exemple, la flambée des prix de 2022 a souligné la fragilité des pays et des régions dépendant massivement des importations pour alimenter leur population. Si elles permettent d’assurer la sécurité alimentaire, elles sont avant tout un facteur limitant qui accentue les difficultés structurelles des filières locales.

Parmi l’ensemble des recommandations émises durant la campagne « N’exportons pas nos problèmes » à l’attention des institutions européennes, une avait été mise en place courant 2020 : la création d’une ligne tarifaire spécifique pour monitorer les volumes de mélange MGV exportés, jusqu’alors inexistante. Une véritable victoire en matière de transparence, qui a permis d’attester la part prépondérante des poudres MGV dans les volumes exportés  par l’UE (49% des produis « laitiers ») vers l’Afrique de l’Ouest.

le cadre politique et juridique

Les politiques commerciales et fiscales s’intègrent dans un cadre politique et juridique qui les coordonne au niveau régional ou national. Les membres de la CEDEAO appliquent une politique commerciale commune qui vise harmoniser leur Tarif Extérieur Commun (TEC) qui n’est que de 5% sur les poudres importés (ce TEC doit d’ailleurs être révisé cette année, dix ans après sa mise en œuvre). En outre, les pays de la région doivent notamment respecter des plafonds douaniers décidés au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour la Côté d’Ivoire et le Ghana, des engagements pris dans le cadre des APE ratifiés avec l’Union européenne prévoient de libéraliser complètement les marchés de la région, ce qui entrerait en contradiction avec les mesures protectionnistes proposées ici.

les options étudiées et leurs effets potentiels

L’étude sur les politiques commerciales et fiscales au service du développement du lait local en Afrique de l’Ouest a permis de dégager six scénarios et d’étudier leurs effets à moyen et long terme :

Option 1 : hausse du TEC sur la poudre importée, avec 10% pour la poudre de lait entière et 35% pour la poudre MGV (35%) avec la mise en place d’un dispositif de suspension temporaire de la taxation en cas de forte hausse des prix mondiaux et de sauvegarde en cas de forte baisse des prix mondiaux.

Option 2 : Suppression de la TVA sur les produits laitiers transformés issus de lait frais.

Option 3 : Combinaison de l’option 1 (hausse TEC et dispositifs de flexibilité) et de l’option 2 (suppression TVA sur les produits issus de lait frais).

Option 4 : Interdiction des importations de poudre MGV.

Option 5 : Importation et utilisation de poudres importées subordonnées à l’incorporation de 20% de lait local dans les produits transformés par les entreprises.

Option 6 : Combinaison des options 3 et 4 : Hausse et flexibilisation du TEC sur la poudre de lait entière à 10%, interdiction des importations de poudre MGV et suppression de la TVA sur les produits laitiers transformés issus de lait frais.

De manière générale, toutes les options étudiées permettent à un horizon de cinq ans : une augmentation des revenus des éleveurs, un accroissement de la valeur ajoutée et des emplois (particulièrement dans les zones rurales) ainsi qu’une augmentation de la production laitière transformée dans le secteur formel, couplée à une baisse des importations ayant pour effet une amélioration de l’autosuffisance régionale. Quant aux prix payés par les consommateurs, grande inquiétude des pouvoirs publics, ils augmentent également mais dans une proportion relativement faible.

Force est de constater que les propositions ayant l’impact positif le plus important contiennent chacune des mesures majeures au sujet de la poudre MGV, montrant bien le rôle néfaste qu’elle joue dans le développement de la filière locale. Il devient d’autant plus urgent de protéger les marchés que de nouveaux produits dérivés risquent de faire leur apparition, comme des mélanges de poudre de lactosérum/poudre MGV, encore moins chers et plus pauvres nutritionnellement.

le positionnement des acteurs

L’étude souligne que les acteurs africains de la filière sont favorables à des mesures ambitieuses en matière de politiques commerciale et fiscale. Les pouvoirs publics émettent quant à eux plus de réserve sur la faisabilité des propositions, notamment sur la capacité de la filière à se développer suffisamment et sur la cohérence avec leurs engagements régionaux et internationaux. Le TEC doit être révisé en 2024, mais se pose encore la question de l’impact de la sortie du Mali, du Niger et Burkina Faso de la CEDEAO en début d’année. Bien que les états de la région aient validé la stratégie de l’Offensive lait, rien n’a encore été décidé concrètement.

Ce manque de conviction permet à l’Union Européenne de se dédouaner de ses propres politiques en rappelant qu’elle ne peut se substituer aux états ouest-africains dans la défense de leurs filières locales. Pourtant, elle s’est engagée à respecter la cohérence des politiques publiques avec les objectifs de développement durable. Considérant son pouvoir d’influence sur le processus décisionnel des états ouest-africains, elle a la responsabilité d’envoyer un message clair, propice à la réalisation des mesures phares de l’étude présentée ici.

En outre, l’UE supporte l’implantation des grands groupes européens en Afrique de l’Ouest, peu regardant sur l’impact de leurs activités et qui transforment majoritairement des poudres au détriment du lait local afin de répondre à la demande croissante tout en gardant de belles marges. Les subsides octroyés aux agriculteurs européens pour compenser l’insuffisance des prix payés par les intermédiaires viennent distordre la concurrence. Selon Jacques Berthelot, le gain de compétitivité pour les multinationales lié à aux subsides serait de 21%. Aucune législation contraignante n’encadre les pratiques de ces entreprises, qui privilégient la dimension environnementale. En effet, le green washing se montre pour l’instant plus rentable que la prise en compte des impacts sociaux générés par leurs activités économiques.

En parallèle des combats menés par les acteurs africains de la filière laitière, la colère gronde aussi dans le milieu agricole européen ; colère qui s’est cristallisée en manifestations et blocages sans précédents en ce début d’année 2024. La fin des quotas laitiers en 2015 et l’absence de politique de régulation du marché européen a fragilisé les éleveurs au profit des grands groupes laitiers. Les élections de cette année doivent être le moment de rappeler que le constat effectué cinq ans plus tôt lors de « N’exportons pas nos problèmes » reste d’actualité : les revendications du monde paysan au Nord et au Sud convergent. Elles témoignent de l’incapacité du modèle actuel à garantir la possibilité pour ceux qui nous nourrissent de vivre dignement de leur activité. 

Pour aller plus loin : lien vers l’étude ici

Rédaction : Naïs El Yousfi

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Défis Sud