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Depuis 2015, les pays de l’Afrique de l’Ouest ont vu se multiplier sur leur sol les enseignes internationales de supermarchés. Celles-ci redéfinissent le paysage du commerce alimentaire dans les grandes villes et leurs périphéries. Au Sénégal, par exemple, c’est la chaine française Auchan qui a envahi le marché. Pour comprendre les implications de ce bouleversement, nous avons interrogé Khady Thiané Ndoye, qui est chargée de programme à l’Institut panafricain de recherche, de formation et d’action pour la Citoyenneté, la Consommation et le Développement en Afrique (CICODEV). Elle nous dévoile un tableau peu réjouissant pour les producteurs locaux…
Comme nous le rappelle Khady Ndoye, le Sénégal approche aujourd’hui des 19 millions d’habitants, dont 47 % vivent en zone urbaine. Cette forte concentration de la population pose de nombreux défis, comme celui de pouvoir proposer des conditions d’habitabilité soutenables – en limitant pour ce faire la surpopulation, l’augmentation des bidonvilles et l’accaparement des terres agricoles. Mais ce défi, pour le moment, n’est pas encore relevé.
Prenons un exemple. Le plus grand département de la région de Dakar, le Rufisque, est un lieu de production agricole, de transformation alimentaire et de pêche. Mais au fil des années, l’accès à l’alimentation y est devenu plus difficile. Pour causes : l’augmentation du prix des produits locaux, le faible revenu des ménages, la dévaluation du Franc CFA et la fragmentation des parcelles agricoles vivrières. Les familles se retrouvent donc dépendantes des marchés et de la fluctuation des prix, qui menace leur sécurité alimentaire et nutritionnelle. Les systèmes alimentaires sénégalais appellent à être réinventés.
Les états d’Afrique de l’Ouest voient dans la grande distribution « à l’occidentale » une opportunité de moderniser leur système alimentaire et leurs chaînes de valeurs locales. La grande distribution crée un certain nombre d’emplois directs (caissières, responsables de rayon, manutentionnaires) et indirects (transporteurs, fournisseurs locaux). De plus, elle offre des débouchés à certains producteurs locaux en achetant leurs produits en grosses quantités.
Néanmoins, l’implantation de ces enseignes n’est pas sans risque pour les commerçants traditionnels. En effet, les supermarchés exercent sur eux une concurrence déloyale, car ils bénéficient d’exonérations fiscales et d’un accès privilégié aux ressources. Les petits commerçants subissent donc une pression économique importante.
Quant aux petits producteurs, ils se retrouvent pour la plupart marginalisés, étant dans l’incapacité de suivre les standards qui sont exigés par les grandes surfaces en termes de qualité, de traçabilité ou de packaging. Ce sont donc les produits importés qui prennent le pas.
En 2018, des petits commerçants sénégalais se sont rassemblés sous le mouvement « Auchan dégage ! ». Ils dénonçaient la concurrence déloyale pratiquée par l’enseigne en ces termes : « Sachant qu’on achète, nous, à 700 francs et qu’Auchan arrive à vendre à 400, voire 300, ce n’est pas normal. Nous, on ne gagne rien. On est pauvres maintenant ». Pour le FRAPP (Front pour une Révolution Anti-impérialiste, Populaire et Panafricaine), il est inconcevable de voir « le douzième groupe mondial concurrencer les vendeuses de rue d’un des pays les plus pauvres du monde ».
Mais malgré les résistances, Khady Ndoye nous le confirme : les enseignes de la grande distribution sont déjà bien ancrées dans le paysage de l’Afrique de l’Ouest. La multinationale française Auchan a par exemple ouvert 38 magasins, dont la majorité à Dakar. Et en 2022, l’entreprise a généré un chiffre d’affaires de 218 millions d’euros en Afrique, dont une bonne partie au Sénégal. Les supermarchés ont commencé par couvrir les grandes villes, dont la clientèle est plus aisée, puis les zones périurbaines et secondaires en ciblant les couches populaires par des prix compétitifs. « Nous préférons ne pas vendre cher et recevoir beaucoup de monde. Nous misons plus sur le volume que sur la marge », expliquait le directeur d’Auchan Retail Sénégal en 2015. Contrairement à Carrefour qui passe par un intermédiaire (CFAO) pour vendre ses produits de la marque Carrefour en Afrique, Auchan est le premier grand groupe qui s’installe directement dans des pays africains sans intermédiaires. Les prix très bas ainsi pratiqués par Auchan ont un réel impact sur les systèmes dit informels de ces pays : vente de rue,
marchés et petits commerces.
Selon une étude du CIRAD1, il est primordial que les états africains soutiennent à la fois les systèmes à forte teneur en capital (comme l’e-commerce et les supermarchés) et les systèmes dits informels. D’après cette étude, « c’est la complémentarité entre plusieurs systèmes d’approvisionnement qui assure la résilience du système ». Mais malheureusement, les politiques publiques actuelles délaissent le secteur informel, qui pourtant « pourrait assurer un accès à des produits de qualité et bon marché pour tous ». Khady Thiané Ndoye préconise en ce sens de réguler les pratiques des grandes enseignes, tout en soutenant activement les petits producteurs et commerçants.
Rédaction : Manon Armenio
Supporterres n°31