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22 avril 2025

Forêts en danger : qui paye la note ?

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Le règlement anti-déforestation de l’Union européenne mis à l’épreuve



La consommation en Europe de nombreux produits (café, de chocolat, soja, etc.) aggrave la disparition des forêts tropicales. L’Union européenne contribue de manière significative à la déforestation dans les pays producteurs. Pour tenter d’y remédier, elle a décidé de mettre des règles en place.


Depuis 2023, le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts (initiales : RDUE) veut que les importateurs d’une série de commodités identifient et atténuent les risques de déforestation liés à leurs approvisionnements (1) . Cette loi donne lieu à des opportunités mais aussi à des risques (notamment d’implémentation). Elle a été l’objet en 2024 de nombreux combats, d’un report à décembre 2025 et de divers retournements législatifs.

Le règlement RDUE vise initialement à interdire la mise sur le marché de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts après le 30 décembre 2020. Il couvre sept commodités (café, cacao, caoutchouc, huile de palme, soja, bœuf et bois) ainsi que certains produits dérivés comme le cuir, le charbon de bois ou le papier imprimé. Pour être conformes, ces produits devront notamment être zéro déforestation (selon la définition FAO), légaux (selon les lois du pays d’origine) et faire l’objet d’une déclaration de diligence raisonnée. Cette dernière implique d’identifier, d’évaluer et d’atténuer les risques, notamment en retraçant les produits jusqu’à leur parcelle d’origine (principe de géolocalisation).


Il faut sauver le soldat RDUE

Voté avec une écrasante majorité au Parlement européen en 2022, le RDUE est officiellement entré en vigueur en juin 2023. Mais il a fait depuis l’objet de vigoureuses contre-attaques. D’abord en avril 2024 de la part d’une vingtaine de pays membres de l’UE, puis fin 2024, du nouveau Parlement dominé par la droite conservatrice et l’extrême-droite, le tout dans un contexte de recul écologique généralisé. Si les amendements proposés sont finalement restés lettre morte, l’application du texte a tout de même été reportée à décembre 2025 par la Commission, notamment du fait de son retard à publier les documents d’orientation. Le soldat RDUE est-il sauvé pour autant ? Cela serait trop simple.


Car la loi est aujourd’hui encore très critiquée, notamment par les pays les plus directement concernés, tels le Brésil et son soja ou l’Indonésie et son huile de palme. Ces derniers concentrent leurs attaques sur le système dit de « benchmarking », qui consiste à classer les pays en trois niveaux – faible, standard, fort – selon leur risque de déforestation. Plus un niveau est élevé, plus les exigences de diligence raisonnée sont accrues et les contrôles par les autorités compétentes fréquents. D’après Alain Karsenty, économiste au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), « de nombreux pays considèrent ce système comme orienté, discriminatoire et punitif. Mais ce n’est pas vrai selon les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), car la traçabilité est demandée à tout le monde ».


Les pays européens sont également concernés. L ‘Autriche, entre autres, découvrant sur le tard le règlement pour leurs secteurs agricoles et forestiers, a fait pression pour l’on introduise une nouvelle catégorie, dite de risque zéro. « L’amendement introduisant ce niveau additionnel, qui enlevait les dernières contraintes fortes du RDUE, était beaucoup plus limite au regard de l’OMC, raison pour laquelle il a finalement été retiré » explique Alain Karsenty.


Pressions et concessions

Mis sous pression, le RDUE risque de perdre en crédibilité. L’accord UE-Mercosur, récemment signé avec le bloc sud-américain, pourrait permettre à ses pays membres – dont le Brésil, l’un des pays au plus fort taux de déforestation au monde – d’éviter d’être classés dans la catégorie à risque élevé, grâce à un « cadre de coopération » (2) lié à cet accord commercial, qui impliquerait plus d’échanges « d’informations sur les efforts en matière de lutte contre la déforestation . »

Un autre problème concerne les nombreuses définitions de ce qu’est une forêt. L’UE suit les critères de de la FAO définissant une forêt comme un couvert arboré recouvrant au moins 10 % d’une surface d’un demi-hectare. De nombreux pays ayant des définitions différentes, un produit légal dans ces pays d’origine pourrait être refusé à l’import dans l’UE, ce qui laisse présager de représailles commerciales et autres plaintes pour protectionnisme des pays tiers vis-à-vis de l’UE au sein de l’OMC.

Dans ce contexte, il existe un risque important que le règlement détourne certains importateurs des pays les plus à risque, tels la République Démocratique du Congo (RDC) ou le Cameroun qui ont encore un important couvert forestier, avec comme victimes collatérales leurs petits producteurs privés de débouchés vers l’UE. « Ces pays se défendent en arguant qu’ils déforestent pour faire du cacao sous ombrage, en agroforesterie» indique Alain Karsenty. « Mais ils le font en changeant l’usage des terres, ce qui, toujours selon la FAO, correspond à de la déforestation ». Consciente du problème, la Commission semble prête à faire des concessions au cas par cas. Elle parle d’exceptions dans certains documents de travail, notamment dans le cas de la « production à petite échelle de produits connexes ».


Un manque d’accompagnement des petits producteurs

Un autre défaut majeur du RDUE, selon de nombreux acteurs de la société civile, est le manque d’accompagnement des petits producteurs dans la mise en conformité au règlement. Pour Julie Stoll, déléguée générale chez Commerce Équitable France, « on ne peut pas traiter de manière similaire le cacao et le soja. La production de ce dernier est dominée par des acteurs très puissants et dont les causes de déforestation sont très différentes du cacao, produit à 80% par des petits producteurs en agriculture familiale. Pour que les exigences de traçabilité du RDUE ne deviennent pas pour eux un fardeau supplémentaire, il faut leur allouer davantage de moyens. Or, à ce stade, seul l’article 11 du règlement évoque la possibilité (et non une exigence) de soutien, notamment financier. Il faut des normes qui tirent les pratiques environnementales vers le haut mais aussi des dispositifs d’accompagnement pour les plus fragiles ».

Les coûts d’implémentation très élevés, à la fois d’investissement et structurels, posent particulièrement problème dans des filières aussi fragilisées que le cacao ouest-africain. Yeo Moussa, directeur de la coopérative ivoirienne Yeyasso, témoigne ainsi des moyens qu’a nécessité leur mise en conformité : « Le géoréférencement des parcelles de nos 7 000 et quelques producteurs a demandé beaucoup de financements, par exemple pour équiper en GPS et en motos le personnel en charge de collecter les données. Il a également fallu s’équiper en logiciels et autres outils d’analyse, afin d’évaluer les éventuels empiètements sur les forêts classées et les zones protégées ».

À ce sujet, Julie Stoll indique que Commerce Equitable France « a réalisé une étude calculant le coût de la mise en conformité du secteur cacao ivoirien. Elle révèle des coûts d’investissement de l’ordre de 50 000 euros pour une coopérative moyenne de 1 500 membres. Les coûts récurrents sont également élevés, du fait des emplois pérennes qu’impliquent les systèmes de gestion de la traçabilité, tels que la séparation des lots, l’étiquetage, etc. » (3). Cette étude indique par ailleurs « une corrélation forte entre le niveau de conformité des coopératives et la présence de certifications, notamment équitables », ces dernières pouvant leur fournir des services tels que de l’analyse de données satellitaires (4).

Afin de pouvoir mieux se préparer, « le report à décembre 2025 n’a pas été accueilli comme une catastrophe, plutôt comme une évidence » note Julie Stoll.

Mais selon Juan Pablo Solis, conseiller climat et environnement chez Fairtrade International, ce délai supplémentaire, « diminue le sentiment d’urgence, face à l’immensité de la tâche ».

« Who pays the bill » ?

Le problème est de savoir qui paie in fine. Pour Juan Solís, « les coûts doivent en théorie être répartis entre les acteurs de la chaine ».

Le secteur du cacao présente la particularité d’avoir des coûts de traçabilité très élevés, entre autres à cause des intermédiaires et du grand nombre de planteurs difficiles à identifier. La Côte d’Ivoire tente bien de former des pisteurs à la traçabilité ou de fournir aux producteurs des cartes d’identité électroniques. Mais ce type de processus est très lent, en dépit des programmes de coopération entre l’UE et les Etats fournisseurs, « sur lesquels il ne faut pas lâcher », dixit Julie Stoll. Dans les pays aux marchés du cacao plus régulés, des organisations gouvernementales et autres chambres de commerce peuvent aussi jouer un rôle important de soutien à la mise en conformité au RDUE.

Une flambée des prix du cacao peut-elle constituer une opportunité de mieux financer cette mise en conformité ? « C’est assez contre-intuitif, mais l’augmentation des prix déstructure les coopératives » indique Julie Stoll. Le problème des crédits de campagne, autrement dit de trésorerie, amène les coopératives à perdre leurs accès aux petits producteurs au profit des négociants. Dans un contexte d’inflation des prix, les négociants, concurrents directs des coopératives, ont « plus de cash et une meilleure capacité à collecter le cacao à un meilleur prix pour les producteurs. Les coopératives connaissent alors une baisse importante de leur chiffre d’affaire qui réduit d’autant leurs capacités d’investissement dans la conformité RDUE».

Julie Stoll plaide pour que « les grosses entreprises soient davantage mises à contribution, cf. les centaines de millions d’euros de dividendes des Ferrero, Nestlé, Cadbury, Mars ». Pour financer la transition du secteur, « il faut s’organiser collectivement. Les dépendances à tel ou tel négociant seront accentuées si les acteurs concernés se vautrent dans leur coin ».

Quelles alternatives au modèle actuel ?

Si la loi est donc absolument nécessaire (et urgente), ses incohérences et sa complexité risquent de pénaliser un grand nombre d’acteurs, en premier lieu les petits producteurs et les coopératives, ainsi que certains importateurs de petite ou moyenne taille. Peut-on envisager d’autres manières de procéder ?

« Le RDUE s’est engouffré dans l’idée d’une traçabilité totale à la parcelle, ce qui se révèle extrêmement couteux et peu efficient » explique Julie Stoll. C’est également ce que soulignait Salvator Ianello, PDG de la chocolaterie belge Galler, lors d’un petit déjeuner équitable au Parlement fédéral belge le 16 janvier 2025 : « Nous sommes d’accord avec la philosophie de cette législation. Mais dans un contexte d’explosion des prix du cacao et d’inflation normative, qui enrichit surtout les bureaux de consultance, nous avons besoin d’un format plus léger et d’une implémentation plus progressive ».

Comme alternative, Alain Karsenty plaide pour une certification de type « territoires zéro déforestation ». « Cette approche présente l’avantage d’instaurer une dynamique collective, plus équitable pour les petits producteurs, qui ne doivent plus supporter les coûts individuellement. C’est par contre moins fiable en termes de traçabilité, ce qui oblige à plus et mieux contrôler l’entrée illégale ou le blanchiment de cacao ».

« La faible garantie de traçabilité est la raison pour laquelle Fairtrade International est opposée à ce type d’approche » indique Juan Solis. « Avec un système territorial, une infraction ‘contaminerait’ toutes les organisations, y-compris celles ayant investi et créé de la valeur ajoutée pour lutter contre la déforestation, ce qui nous parait inéquitable ».

Au-delà du RDUE

Juan Solis rappelle que , « des solutions purement normatives basées sur de la géolocalisation et l’exclusion du marché ne pourront pas éradiquer les causes profondes de la déforestation : faible gouvernance, exploitation minière illégale, trappe de pauvreté, etc. »

Une piste plus incitative, conciliant maitrise des dépenses budgétaires et rémunération des efforts de durabilité, pourrait être le développement d’une approche de type ‘bonus – malus’. Alain Karsenty détaille : « L’idée, explorée en Côte d’Ivoire consiste à appliquer un droit de douane différencié à l’export, en fonction du respect de la norme ARS1000 (5). Ce droit serait dynamique dans le temps : en augmentant, il finirait par rendre le ‘business as usual’ trop couteux. Cela inciterait les entreprises à investir dans la conformité, tandis que les rentrées fiscales permettraient de soutenir les coopératives, le tout sans réduire le budget de l’Etat ». Ce système, s’il nécessite de plus amples recherches pour être intégré dans les règles de fixation de prix et de primes en vigueur en Côte d’Ivoire, permettrait à cette dernière de s’aligner sur les objectifs environnementaux du RDUE (6).

En définitive, le délai d’un an d’application du RDUE en décembre 2025 devrait être utilisé pour développer ce type d’accompagnement à la mise en œuvre, tout en évitant de nouvelles incertitudes législatives, étant donné les sommes déjà investies pour se conformer à la loi.

Rédaction : Patrick Veillard

(1) SPF Environnement. 27/06/2024. Règlement européen sur les produits sans déforestation (EUDR).

(2) Euractiv. 12/12/2024. L’accord commercial avec l’UE pourrait donner au Mercosur un avantage sur le règlement européen anti-déforestation.

(3) Programme équité. Avril 2024. Nouvelles réglementations pour un cacao zéro déforestation. Quel rôle et quels coûts pour les coopératives ivoiriennes ? Comment et pourquoi accompagner leur mise en conformité ? Voir également « Fairtrade. The effect of Fairtrade on forest protection and deforestation prevention ». 30/05/2024.
(4) Exemple du partenariat du certificateur Fairtrade avec Satelligence.

(5) L’ ARS 1000 est une norme panafricaine de production de cacao durable et traçable, mise en place par le Conseil cacao, un organe de régulation de la filière.
(6) AFD. Etude de la faisabilité d’un mécanisme fiscal incitatif pour un cacao durable en Côte d’Ivoire.