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En Afrique, les technologies agricoles les plus pointues sont-elles un levier pour réduire les inégalités du monde paysan ? Exploration au travers de quelques « projets » dits emblématiques.
Dans le cadre de sa stratégie globale 2022-2031, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ambitionne de transformer les systèmes alimentaires en vue “d’améliorer la production, la nutrition, l’environnement et les conditions de vie [de l’humanité], sans laisser personne de côté”[1]. A cet effet, l’agence onusienne désigne quatre “accélérateurs transversaux” : la technologie, l’innovation, les données (big data) et leurs “compléments” – à savoir le capital humain, les institutions et la gouvernance.
Ce faisant, la FAO souligne l’enjeu “crucial” pour les agriculteurs de tirer pleinement parti des nouvelles technologies, des bienfaits de l’agriculture numérique, des biotechnologies, de l’agriculture de précision ou encore de l’intelligence artificielle.
En novembre 2023, une publication conjointe de la FAO et du Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) explique que “la technologie et l’innovation apparaissent comme des outils puissants, capables d’accélérer la transformation vers des systèmes agroalimentaires non seulement résilients mais aussi durables et inclusifs”[2].
Plus tôt en 2020, la Banque mondiale, dans son rapport Harvesting Prosperity : Technology and Productivity Growth in Agriculture, soutient que les pays en développement devaient radicalement accroître l’innovation agricole afin “d’éliminer la pauvreté et répondre à la demande croissante de denrées alimentaires”[3].
Aux côtés de ces organisations, de nombreux travaux académiques se penchent depuis deux décennies sur le potentiel des technologies agricoles à transformer les moyens de production alimentaire et répondre aux défis de l’émancipation paysanne. Tous promettent une nouvelle ère pour les systèmes alimentaires, marquée par l’agriculture 4.0.
Mais l’avènement technologique parviendra-t-il à relever les défis de la sécurité alimentaire mondiale ? Dans quelle mesure et à quelles conditions ces technologies agricoles bénéficieront-elles à l’ensemble du secteur, malgré les inégalités structurelles qui le traversent ? En observant trois cas d’étude, nous tentons de répondre à ces questions, dessinant les contours d’un monde paysan en transition.
Après le Rwanda et le Kenya, l’Ouganda est le troisième producteur de pommes de terre en Afrique de l’Est, avec plus de 300 000 agriculteurs qui cultivent la tubercule dans le pays. Tous s’accordent sur les dégâts considérables provoqués par le mildiou dans la région : près de 60 % des récoltes sont fréquemment détruites par le champignon, et ce malgré l’utilisation fréquente de fongicides. A l’échelle du pays, cela se traduit par des pertes annuelles d’environ 129 millions de dollars[4].
Dans le cadre d’un projet co-financé par l’organisation d’aide au développement étasunienne (USAID), les Centres de recherches agricoles internationaux (CGIAR) et la fondation anglaise 2Blades – liée à Sainsbury’s, la deuxième plus grande chaîne de supermarchés au Royaume-Uni – l’Organisation nationale de recherche agricole ougandaise et le Centre international de la pomme de terre (CIP) ont participé au développement d’une nouvelle variété de pomme de terre censée résister à la maladie.
À l’aide de nouvelles techniques moléculaires, les chercheurs parviennent à transférer des gènes de résistance au mildiou issus de plantes sauvages à l’une des variétés de pomme de terre les plus populaires d’Afrique de l’Est, la Victoria. Un nouvel organisme génétiquement modifié est né.
Rapidement, plusieurs associations et organismes de recherche sonnent l’alarme : la création et l’utilisation de telles semences s’inscrit en marge du devoir d’accès et de partage des bénéfices émanant d’informations de séquençage numérique (DSI), tel que consacré par la Convention sur la diversité biologique (CDB). Aux termes de son protocole additionnel Nagoya, l’accès aux ressources génétiques est en effet “subordonné au consentement préalable en connaissance de cause obtenu auprès de l’État fournisseur de la ressource génétique et/ou des communautés autochtones détentrices de savoirs traditionnels associés”, écrit A. Alexis, enseignant en droit international[5]. “Le partage des avantages est quant à lui soumis à des conditions convenues d’un commun accord entre le fournisseur et l’utilisateur des ressources ou des savoirs”.
Si la Victoria 2.0 a bien été améliorée grâce à trois gènes résistants issus d’espèces végétales mexicaines et argentines, nulle contrepartie n’a été à ce jour versée aux populations locales détentrices de ce patrimoine génétique. Et pour cause : aucune manipulation physique n’a été nécessaire aux chercheurs pour mettre au point la nouvelle variété de pomme de terre, les trois gènes en question ayant tous été sélectionnés à partir de séquences génétiques issues de banques de données en ligne. Avançant cet argument, les chercheurs revendiquent des droits commerciaux exclusifs sur cette nouvelle variété, sans dédommagements pour les communautés ou États détenteurs du patrimoine génétique originel.
Au-delà de l’exemple Victoria, d’autres communautés paysannes se voient spoliées du patrimoine génétique constitué de génération en génération par des multinationales avides de propriétés biologiques en tout genre. Le Protocole de Nagoya a visiblement négligé les impacts de la technologie sur l’accès aux données génétiques des variétés cultivées. Aujourd’hui, “nous n’avons guère plus besoin d’accéder physiquement aux espèces végétales”, relève A. Alexis, la plupart des recherches sur la biodiversité s’effectuant surtout à partir des grandes bases de données génomiques que sont par exemple la GenBank aux États-Unis ou l’European Nucleotide Archive au Royaume-Uni. “On peut y accéder librement et télécharger gratuitement des jeux de données en quantité croissante depuis n’importe quel ordinateur connecté à internet, sans identification ni enregistrement préalables”.
Dès lors, la publication et la privatisation de ces données issues du séquençage des ressources génétiques soumises aux normes de la CDB et du Protocole de Nagoya sont vécues par les États du Sud et les représentants de communautés autochtones, comme un contournement du principe d’accès et de partage des avantages.
Les frustrations et les clivages auraient peut-être été moins significatifs si les pays du Sud avaient un accès plus important aux ressources et aux techniques permettant de tirer des avantages concrets de la manne des DSI.
A. Alexis, enseignant en droit international
Dans ce cadre, au lieu de parvenir à équilibrer les jeux de puissance en matière agricole, les biotechnologies accentuent les effets de domination et renforcent le processus de privatisation des ressources au profit des acteurs dominants. La controverse juridique s’inscrit alors plus largement dans un cadre persistant d’inégalités nord-sud, consacré par une double fracture scientifique et numérique.
En 2008, le Projet WEMA – pour Water Efficient Maize for Africa – était officiellement lancé. Il visait à venir en aide aux producteurs en développant des variétés de maïs qui produisent davantage de céréales que les variétés traditionnelles disponibles dans des conditions de sécheresse modérées.
Déployé principalement au Kenya, au Mozambique, en Afrique du Sud, en Ouganda et en Tanzanie, le projet est financé par la Fondation Bill et Melinda Gates, la Fondation Howard G. Buffett et l’USAID. Des acteurs privés acceptent en outre de mettre à disposition leurs meilleures lignées génétiques de maïs : Monsanto “fait don” du gène résistant à la sécheresse développé dans ses laboratoires étasuniens.
Malgré la promesse d’offrir “une solution intelligente face à la crise climatique”, les aptitudes réelles du maïs génétiquement modifié sont remises en cause, notamment par le Centre africain pour la biodiversité (ACB). Aux côtés d’autres associations, l’organisation de recherche alerte sur les effets d’une dérégulation des produits GM sous couvert d’aide au développement, entraînant finalement l’ouverture d’un marché aux multinationales du secteur.
L ’ACB, replace ainsi le projet WEMA dans un effort plus large des entreprises semencières visant à transformer complètement les systèmes agricoles africains.
Grâce à son programme de sélection hybride, qui s’appuie sur des décennies de recherche menée par des sélectionneurs du secteur public pour le bien public, WEMA vise à terme à déplacer l’attention et l’appropriation de la sélection du maïs, de la production de semences et de la commercialisation presque exclusivement dans le secteur privé et, ce faisant, piège les petits agriculteurs d’Afrique subsaharienne dans l’adoption de variétés de maïs hybrides et des engrais et pesticides synthétiques qui les accompagnent [6].
Petit à petit, les semences hybrides s’imposent sur les marchés africains, représentant en moyenne 57 % des semences de maïs cultivées sur le continent en 2017[7].
Grâce à des réglementations de biosécurité, certains États parviennent toutefois à contenir la stratégie commerciale de ces acteurs. Après 10 ans de bataille politico-juridique, le ministère de l’Agriculture sud-africain rejette la demande introduite par Monsanto pour la culture commerciale de ses semences de maïs GM développées dans le cadre du projet WEMA. En cause : pas de différence de production statistiquement significative entre le maïs transgénique et le maïs conventionnel dans des conditions limitées en eau (voire dans certains essais, des rendements inférieurs à ceux des cultures conventionnelles). L’autorité politique pointe également l’insuffisance de certains données présentées par la société américaine, n’étant recueillies que sur un site d’essai pendant deux saisons de plantation[8].
Mariam Mayet, directrice de l’ACB, affirme alors à la presse[9] que “ces données révèlent la déformation et la manipulation de la science par Monsanto pour promouvoir les ventes de ses produits OGM inefficaces et réductionnistes face à des défis environnementaux, politiques et socio-économiques complexes, tels que le changement climatique et la pauvreté”.
Les technologies agricoles ne se limitent toutefois pas aux bordures de champs. En 2014, Nairobi accueille une nouvelle startup agrotechnologique : Twiga Foods. Destinée à l’origine à mettre en lien les agriculteurs locaux et les milliers de petits vendeurs urbains, la startup développe une plateforme numérique censée faciliter les échanges entre ces acteurs. Elle contourne alors les cartels qui s’imposent dans le secteur, laissant peu de place à une autonomie tarifaire des producteurs.
Soutenue entre autres par le programme 4Afrika de Microsoft, Twiga Foods constitue une flotte de camions pour s’approvisionner en aliments frais auprès de plus de 17 000 producteurs de la périphérie et les livrer directement à un réseau de 8 000 vendeurs de la ville. “Toutes les transactions sont organisées via des téléphones portables, y compris les paiements, et exécutées sur la plateforme numérique de Microsoft et les services en cloud d’Azure”, relève GRAIN dans son rapport sur le contrôle numérique des BigTech dans le secteur agroalimentaire[10].
La plateforme ne tarde pas à se faire remarquer par les poids lourds du secteur qui y perçoivent une opportunité de pénétrer le marché de la consommation africain, alors en pleine expansion. “Goldman Sachs et la famille française propriétaire des supermarchés Auchan ont pris des participations importantes dans l’entreprise. Twiga s’est associé à IBM, un autre fournisseur de services en cloud de premier plan, pour tester un programme de banque numérique avec ses fournisseurs”, relate l’ONG.
Juste avant la pandémie, Twiga continue de croître et prend un virage stratégique : l’entreprise conclut un partenariat avec la plus grande société de commerce électronique du Kenya. Se faisant, l’entreprise entend mettre en relation directe producteurs et consommateurs, “si bien que Twiga vend maintenant des aliments directement aux consommateurs, en supprimant le rôle des petits vendeurs pour lesquels il avait été initialement créé”, tranche l’association.
Si une partie de ses services s’orientent encore sur la vente de produits alimentaires aux petits épiciers, la startup entend bien éviter les intermédiaires pour garantir un “circuit-court” à ses consommateurs, mais aussi des marges bénéficiaires plus intéressantes destinées à son seul profit. “Twiga a également annoncé son intention de « profiter » du réseau de supermarchés d’Auchan en pleine expansion pour s’étendre en Afrique de l’Ouest”, conclut GRAIN.
Alors que Twiga ouvre la voie vers un système de distribution alimentaire plus efficace au Kenya, on ne peut s’empêcher de se questionner sur les priorités du projet. Les économies d’échelle réalisées profitent-elles réellement aux agriculteurs et aux vendeurs membres, ou alimentent-elles finalement des acteurs privés déjà prospères, participant à la concentration du secteur ? Selon GRAIN, “l’impact le plus significatif de Twiga est d’avoir remodelé la distribution alimentaire, en utilisant à peu près la même force de travail, pour permettre aux entreprises de s’insérer au milieu et d’extraire de la richesse”.
En août 2023, la startup subit les conditions difficiles du marché et voit sa stratégie d’expansion mise à mal. Dans un processus de restructuration majeur, Twiga licencie le tiers de ses 850 employés permanents. Le PDG de l’entreprise, Peter Njonjo, déclare à la presse que le projet s’inscrit désormais dans “une voie de transformation (…) pour devenir une organisation allégée, agile et rentable”.
De ces trois cas d’étude, nous retiendrons d’abord que les technologies agricoles ne constituent pas, en elles-mêmes, une solution aux défis sociaux que rencontre le système agroalimentaire. Au-delà d’une apparente neutralité, elles s’inscrivent dans un paradigme technologique façonné par notre environnement, nos modes de vie et notre rapport à la nature.
Aux mains du secteur marchand, les innovations technologiques profitent inéquitablement au monde paysan, privilégiant les grandes exploitations standardisées, déjà intégrées dans le modèle conventionnel au détriment des systèmes vivriers et familiaux. En outre, elles renforcent les logiques de concentration des exploitations, les relations de dépendances vis-à-vis des multinationales du secteur, la désappropriation des savoirs agricoles laissés à l’analyse algorithmique des données et l’industrialisation des pratiques de cultures.
Ce constat est d’autant plus vrai pour les pays du Sud global, à la merci des logiques de marché et des grandes instances internationales qui tentent de les amener à débrider leur économie sous prétexte de progrès. Dans ce cadre, l’allocation massive et prioritaire des agences de développement et des organisations internationales pour le déploiement de la technologie dans le monde agricole pose donc question : ce choix répond-il aux intérêts des agriculteurs ou aux appétits des industriels déjà en place, qui nous donnent en échange à rêver de promesses de verdissement des pratiques et de réduction des inégalités?
Il demeure en tout cas certain que, malgré une neutralité affichée et l’étendard du progrès universel, les technologies agricoles charrient avec elles un paradigme excluant qui ne fait que renforcer les inégalités nord-sud préexistantes. Pour un rapport lucide à ces techniques, une mise en perspective de leurs fonctionnalités dans un panorama plus large est primordiale. Questionner les intérêts des acteurs en présence et rester vigilant à la dimension systémique du secteur agroalimentaire apparaît comme un préalable indiscutable pour commencer à en cerner les effets disruptifs.
Rédaction : L. Aendekerk
Réalisé pour :
[1] “Cadre stratégique 2022-2031”, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Rome, octobre 2021.
[2] « Harvesting change : Harnessing emerging technologies and innovations for agrifood systems transformation”, 2023, p.9 (traduction libre).
[3] “Harvesting Prosperity: Technology and Productivity Growth in Agriculture”, Fuglie, Keith, Madhur Gautam, Aparajita Goyal, and William F. Maloney, Banque mondiale, Washington DC, 2020.
[4] “Why a new potato variety could be a game-changer for farmers in East Africa”, T. Daba, The Conversation, décembre 2020.
[5] “Les controverses sur le séquençage numérique des ressources génétiques à la Convention sur la diversité biologique”, A. Alexis, Cahiers Droit, Sciences & Technologies n°17, 2023, pp. 37-59.
[6] “Profiting from the climate crisis, undermining resilience in Africa: Gates and Monsanto’s Water Efficient Maize for Africa (WEMA) Project”, Centre africain pour la biodiversité, avril 2015.
[7] “Characteristics of maize cultivars in Africa: How modern are they and how many do smallholder farmers grow?”, T. Abate et al., Agriculture & Food Security, mars 2017.
[8] Décision finale du Ministère sur l’appel déposé par Monsanto South Africa Limited en vertu de la loi sur les OGM de 1997, Ministère de l’agriculture, de la pêche et des forêts, 3 octobre 2019.
[9] “South Africa rejects Monsanto’s ‘drought-tolerant’ GM maize”, EnviroNews Nigeria, 6 octobre 2019.
[10] “Contrôle numérique : comment les Big Tech se tournent vers l’alimentation et l’agriculture (et ce que cela signifie)”, GRAIN, janvier 2021.