Agir avec nous

image
Nos articles > Agricultures européennes : réformer la liberté d’entreprendre, restaurer le bien commun

15 octobre 2020

Agricultures européennes : réformer la liberté d’entreprendre, restaurer le bien commun

icone

Depuis 56 ans, SOS Faim travaille avec des paysanneries d’Afrique et d’Amérique latine. Malgré cet ancrage dans les pays du Sud, l’ONG s’intéresse également à l’avenir des agricultures au Nord. En juillet 2020, SOS Faim accueillait dans ses bureaux la mission agrobiosciences-INRAE pour la tenue de la 26e édition des Controverses européennes. L’occasion de porter un débat ouvert sur la question du foncier agricole européen.

Le débat a été lancé par une réflexion d’Emmanuel Hyest (président, en France, de la Fédération nationale des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) et par son analyse sur la notion de bien commun.

Selon Emmanuel Hyest, le fait que la terre ait un propriétaire et une valeur monétaire rend malaisé de la considérer comme un bien commun. Cette remarque a fait réagir Dominique Pottier (député Meurthe-et-Moselle, rapporteur de la mission d’information sur le foncier agricole pour l’Assemblée nationale française) et Maarten Roels (co-fondateur et chef de projet chez Terre-en-vue, en Belgique), pour qui le foncier agricole devrait justement être reconnu comme « une ressource gérée à l’aide d’une gouvernance et de règles définies en vue de l’intérêt du bien commun. »

Ils considèrent que le foncier est un bien commun mondial.  Premièrement, en raison de la sécurité alimentaire mondiale. Il faut préserver ce qui permet de nourrir l’humanité. Deuxièmement, en raison du poids de l’agriculture dans les émissions de gaz à effet de serre. Troisièmement, en raison du poids de l’agriculture dans la problématique mondiale du déclin de la biodiversité.

L’intérêt de la profession d’agriculteur

Actuellement, s’est interrogé Marteen Roels, l’Union européenne, à travers sa Politique agricole commune (PAC) est-elle capable d’établir des réglementations dans un souci d’intérêt général qui concorderait avec la définition d’un bien commun ?

Au travers de cette discussion sur le bien commun, la problématique de l’usage des terres a été au centre des préoccupations.

Maartens Roels a présenté un projet porté par Terre-en-vue. Des terres agricoles ont été sauvées d’une vente immobilière avec l’aide d’un groupement citoyen. Par la suite, en partenariat avec un agriculteur, ces citoyens ont créé un cahier des charges spécifiquement dédié à l’exploitation future de ces parcelles agricoles.

Dominique Pottier s’est cependant montré réticent à l’idée qu’un groupement de citoyens, quel qu’il soit, puisse imposer un cahier des charges à un agriculteur, le privant de ce fait de sa liberté d’entreprendre. D’autres intervenants ont estimé qu’il est primordial que l’agriculteur soit un entrepreneur libre d’exercer ses activités sans contraintes. Sans cela, a expliqué Emmanuel Hyest, le métier d’agriculteur perdrait son intérêt.

Le projet de Terre-en-vue propose un cadre à un niveau local. Or, pour Dominique Pottier, il est essentiel que le cadre soit établi à des niveaux européens, nationaux ou territoriaux.

Les intervenants finiront toutefois par se mettre d’accord sur le bien-fondé de ce projet de Terre-en-vue comme instrument de plaidoyer et de revendication politique. En considérant les rapports de force et de domination qui s’exercent actuellement au sein du monde agricole, les intervenants se demanderont également si la liberté d’entreprendre existe encore pour les agriculteurs.

En Belgique, à peine 21% des fermes sont actuellement assurées d’avoir un repreneur. Si certaines exploitations agricoles résistent encore, la plupart sont fortement endettées et entament une fuite en avant incontrôlée. L’endettement les pousse à l’investissement dans l’espoir de voir leurs marges augmenter via des sauts d’échelle de plus en plus risqués, menant nombre d’entre-elles à la cessation de leurs activités. La moyenne des superficies des exploitations augmente en conséquence de la diminution de leur quantité. De plus en plus d’exploitations agricoles belges tendent vers un modèle fortement dépendant des marchés où il est difficile de concevoir l’existence réelle de leur liberté d’entreprendre.

Un agriculteur est-il libre d’entreprendre lorsque ce sont les industries transformatrices qui lui dictent les dates de semis, de récoltes ainsi que les quotas minimums à atteindre, comme c’est par exemple devenu la norme pour la culture de pomme-de-terre ? Compliqué également d’apercevoir cette liberté d’entreprendre lorsque le choix d’un agriculteur de diminuer sa production laitière lui coupe l’accès aux laiteries.

S’il faut considérer la terre et son usage comme un bien commun, force est de constater qu’un projet cocréé tel celui de Terre-en-vue s’en rapproche. Mais sans une refonte des politiques agricoles impliquant une redéfinition des rapports de force, il sera malaisé pour les agriculteurs de mettre en place une gestion des terres dans une visée d’intérêt général.

La nécessité d’une meilleure utilisation des terres agricoles

Dominique Pottier pense qu’il faut associer les pratiques agroécologiques, le renouvellement des générations et la justice foncière :

« Il n’y aura pas de transition agroécologique, dit-il, sans renouvellement des générations et il n’y aura pas de renouvellement sans justice sociale ». Entre autres, ces justices sociale et foncière sont théoriquement assurées par un cadre juridique que nous connaissons en Belgique sous l’appellation de « bail à ferme ». Il s’agit d’un bail permettant aux agriculteurs de louer des parcelles agricoles sur de longues durées.

Le bail à ferme a été pensé pour sécuriser l’accès au foncier agricole. Les agriculteurs ne doivent pas s’endetter pour l’achat de terres agricoles dont le coût devient démesurément élevé en Belgique (170% plus élevé que la moyenne européenne). Ensuite, l’agriculteur retraité n’étant pas propriétaire des terres, il est censé céder son bail pour qu’une nouvelle génération puisse prendre la relève.

En Belgique, cependant, le bail à ferme a dû être réformé en raison du problème que posait une paradoxale « sursécurisation » des terres, empêchant leur accès aux jeunes agriculteurs. Car si le bail à ferme a permis de protéger le foncier agricole, cette ultra sécurisation des terres a provoqué une non-passation aux jeunes. Les agriculteurs avaient la possibilité, à travers le bail à ferme, de mieux gagner leur vie une fois leur retraite prise. La surprotection du foncier par le bail à ferme permettait effectivement aux exploitants de conserver leur bail après la cessation de leurs activités et de mettre alors en place des contrats de sous-location. Ce faisant les agriculteurs pensionnés louaient leurs terres à des voisins ou à de nouveaux agriculteurs à la recherche de terrains leur permettant, outre le loyer perçu, de percevoir eux-mêmes certaines aides octroyées dans le cadre de la Politique agricole commune de l’Union européenne, au détriment des nouveaux arrivants. Si comme le note Dominique Pottier, la jeune génération produira inévitablement de l’agroécologie par le renouvellement des pratiques, ce statut de sous-locataire à l’année (bail de 10 mois reconductible) apparaissait comme un frein au développement de ces pratiques qui nécessitent de se projeter sur plusieurs années voire décennies.

Depuis la réforme de 2020 la sous-location est sanctionnée et les agriculteurs touchant une retraite ne peuvent plus conserver leurs baux. La réforme a modifié la période de bail, qui est dorénavant de 9 années renouvelable trois fois. Le droit de préemption se voit également supprimé pour l’agriculteur retraité en absence d’un repreneur sérieux.

Liberté d’entreprendre et renouvellement des générations

Le métier d’agriculteur n’attire plus. Beaucoup de descendants d’agriculteurs ont vu leurs parents exercer trop longtemps à l’intérieur d’un cadre de plus en plus dégradant pour la profession, privée de sa liberté d’entreprendre par l’endettement et la mainmise de l’agro-industrie, et ne désirent donc plus reprendre l’exploitation familiale. Une partie de la nouvelle génération sera donc issue du monde non agricole.

Il est de ce fait encore plus essentiel de sécuriser l’accès aux terres agricoles pour cette nouvelle génération qui ne pourra reprendre d’exploitation par voie d’héritage. Il est également fondamental de garantir à cette génération la liberté d’entreprendre défendue par les intervenants des Controverses européennes. La réalisation de ces deux enjeux, la révision du cadre et la sécurisation de l’accès aux terres, est un impératif capital pour redévelopper l’attrait d’un métier de plus en plus décrié et pour garantir l’instauration d’un nouveau modèle agricole qui, pour s’inscrire dans une vision créatrice de bien commun, devra être libérée des emprises d’un secteur agroindustriel dont les logiques de fonctionnement sont de plus en plus contraignantes, voire néfastes.

Rédaction : Bastien Dullier

Cet article est réalisé par :

Défis Sud