13 mars 2025
JAGROS 2025 : Agir pour une agriculture juste et durable
Lire la suite20 octobre 2022
Le modèle agro-chimique des pesticides se caractérise par une puissante inertie. Une fois les pesticides ancrés dans la pratique agricole, toute volonté de s’en détourner pour faire émerger des modèles agricoles plus durables se heurte inexorablement à d’importants freins et obstacles. Le cas du Burkina Faso se révèle à ce propos particulièrement éclairant.
L’exportation massive de pesticides vers les États d’Afrique sub-saharienne par les grandes entreprises chinoises, indiennes, américaines et européennes reste un moteur incontestable de diffusion des pratiques phytosanitaires. Or, l’usage croissant de pesticides de synthèse comporte toute une série de conséquences dramatiques pour l’homme (intoxication des agriculteurs, dépendance économique des exploitations, érosion progressive des rendements agricoles) et pour l’environnement (destruction de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution environnementale).
Au Burkina Faso la moindre volonté d’accompagner une transition agroécologique se heurte, dans les faits, à la profonde dépendance de l’agriculture burkinabé aux phytosanitaires. Pour éclairer ce paradoxe, une quinzaine d’entretiens ont été menés à Ouagadougou auprès de différents acteurs concernés par la question : représentants du ministère de l’agriculture, organisations paysannes, ONG, chercheurs académiques, entreprises phytosanitaires, agriculteurs et association de consommateurs. Les discours se croisent et, sans surprise, se contredisent souvent lorsque les responsabilités doivent être imputées. Mais ils permettent néanmoins de saisir en filigrane les logiques de cette profonde inertie systémique qui rend la rupture avec les pesticides si difficile pour le Burkina Faso.
Au Burkina Faso, le secteur agricole emploie plus de 80% de la population active et représente en moyenne 35% du PIB, tandis que 40% de la demande alimentaire burkinabé dépend des importations. Les céréales comme le sorgho, le mil, le maïs ou le riz dominent la production vivrière, tandis que le coton, essentiellement concentré dans l’ouest du pays, constitue la principale culture de rente. Or, ce sont précisément les plantations de coton qui ont historiquement joué le rôle de « porte d’entrée » pour les pesticides de synthèse au Burkina Faso.
Le coton a connu une première phase de développement dans les années 1920, alors que le gouvernement colonial français lance une politique autoritaire d’intensification de la culture cotonnière à des fins d’exportation. Dans les années 1960-1980, la production prend un essor spectaculaire sous l’impulsion de la Compagne française pour le développement des fibres textiles (CFDT), puis de la société semi-privée SOFITEX. Or, dès les années 1960-1970, cette intensification de la production s’accompagne d’un usage croissant d’intrants chimiques. Des subventions d’État sont dédiées à l’achat de phytosanitaires à partir de 1974 et la société SOFITEX en approvisionne les cultivateurs de coton à crédit. Si bien qu’en 1979 déjà, les pesticides de synthèse sont utilisés dans plus de 2/3 des plantations cotonnières du pays[1].
Aujourd’hui, le coton ne représente que 5% de la surface cultivée, mais il consomme 90% du total des pesticides utilisés au Burkina Faso[2]. Les pratiques phytosanitaires, au départ cantonnées à la filière du coton, se sont progressivement répandues dans les autres productions, y compris vivrières. Céréaliers et maraichers s’approvisionnent toujours plus massivement en pesticides, détournant parfois pour ce faire les produits destinés au coton, subsidiés par l’État. En quelques décennies, le modèle agro-chimique s’est donc imposé comme le paradigme prédominant.
Préconisé par les agents de conseil agricole à travers le pays, il aura fini pas prendre presque complètement le pas sur les savoirs agricoles traditionnels. L’inertie du système suit une courbe exponentielle : en 2010, l’usage des pesticides connaissait déjà un taux de croissance 11% par an, tandis qu’entre 2010 et 2016, les quantités de pesticides liquides importées ont été multipliées par 13 [3]. Bien que des données plus récentes manquent, tout porte à croire que la tendance continue sur sa lancée.
Ces dernières décennies ont pourtant permis de rendre manifestes les limites du modèle agro-chimique : destruction dramatique de la biodiversité, déclin des rendements agricole dans le long terme, problèmes de santé publique parmi les populations rurales. La nécessité d’une transition vers une agriculture affranchie des pesticides, comme l’agroécologie, s’est imposée comme une évidence au sein de la société civile et des organisations paysannes. Les initiatives de ces structures pour accompagner la transition agroécologique sur le terrain se sont assorties d’un long travail de plaidoyer, qui aura finit par porter ses fruits. En effet, en 2018, un point focal « agroécologie » est désigné au sein du Ministère de l’Agriculture et, en 2022, l’État burkinabé adopte officiellement une Stratégie nationale en faveur de l’agroécologie, qui offre un cadre de référence cohérent pour que l’ensemble des acteurs capables d’appuyer la transition (y compris l’État burkinabé lui-même) puisse faire converger leurs efforts de manière synergique.
Toutefois, au-delà du retentissement médiatique d’un tel engagement, il est permis de s’interroger sur le véritable potentiel de cette stratégie. Car il est des situations où la volonté politique d’un État, même sincère, ne peut suffire à triompher de l’inertie d’un système bien ancré.
En dépit de leur adhésion à la Stratégie, les acteurs politiques les plus influents (les représentants du ministère de l’agriculture et des organisation paysannes) restent catégoriques sur un point : il est impossible d’abandonner les pesticides sans compromettre la sécurité alimentaire de la population burkinabé. De fait, la vaste crise sécuritaire qui bouleverse une grande partie du pays contribue à renforcer la faim et l’extrême pauvreté en milieu rural. Selon le Programme alimentaire mondial, 3,5 millions de personnes nécessitent aujourd’hui une assistance alimentaire d’urgence, tandis que 2,9 millions de personnes sont plongées dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë. Or, selon Diakalia Son, responsable au ministère de l’agriculture pour la Direction Générale de Protection des Végétaux, les pesticides de synthèse restent malheureusement le seul moyen de maintenir une production vivrière nationale suffisante pour nourrir les populations en difficulté. Ce credo a beau être fortement décrié par les acteurs engagés dans l’agroécologie, il n’en révèle pas moins une limite très claire dans les perspectives de l’État en matière de transition. En ce sens, les subventions qu’injecte le ministère de l’agriculture dans l’approvisionnement des agriculteurs en intrants chimiques ne sont pas susceptibles d’être revues à la baisse.
Une autre difficulté tient à l’instabilité croissante des équilibres écologiques, fragilisés par l’intensification des transactions commerciales et par le dérèglement climatique. L’invasion de la « chenille légionnaire d’automne » offre un exemple très parlant. Arrivé sur le continent africain par le biais du Nigéria en 2016, le ravageur s’est propagé dans 44 des 54 pays du continent en deux ans à peine et, aujourd’hui encore, les cultures vivrières du Burkina Faso subissent d’importants dégâts. L’État burkinabé et la FAO ont acheté des pesticides de synthèse pour lutter contre le nuisible. Force est donc de le constater : l’urgence n’est pas propice à l’expérimentation et l’incertitude biologique grandissante a malheureusement tendance à conforter les vieilles recettes conventionnelles.
Par ailleurs, à l’instar de 80% des états d’Afrique sub-saharienne, le Burkina Faso ne dispose pas de ressources suffisantes pour appliquer les lois destinées à réguler l’entrée et l’usage des pesticides sur son territoire. Pour Diakalia Son, l’enjeu majeur derrière cette question est d’endiguer la vague de produits frauduleux et non-homologués qui envahissent le marché informel et les campagnes burkinabés. De fait, en 2018, 70% des produits phytosanitaires recensés dans les campagnes n’étaient pas homologués. Diakalia Son souligne que toute une série de mesures ont été prises par le ministère pour renforcer le contrôle des marchés. Mais l’ensemble des acteurs consultés s’accordent à dire que les moyens déployés par l’État demeurent clairement insuffisants. En outre, cette croisade lancée par le ministère contre les produits frauduleux ne vise nullement à réduire l’usage des pesticides, ni d’ailleurs à appuyer la transition vers des alternatives durales. Tout au plus s’agit-il d’assainir le marché des pesticides, confortant par conséquent l’usage des pesticides homologués, dont la légalité ne pallie en rien la nocivité.
Les agriculteurs eux-mêmes éprouvent de fortes difficultés à se détourner des phytosanitaires. Ce n’est pourtant pas la conscience des risques qui manque. La disparition des espèces animales sur les exploitations et la multiplication des cas d’intoxication sont des conséquences communément observées par les populations rurales. Mais les contraintes économiques l’emportent malgré tout sur la conscience des risques. D’une part, en effet, le manque de main d’œuvre contraint les agriculteurs à recourir de manière croissante aux intrants chimiques. De plus en plus, les familles s’atomisent, les enfants sont scolarisés, les jeunes migrent vers les villes ou se tournent vers l’orpaillage, et la faiblesse des revenus agricoles oblige les agriculteurs eux-mêmes à jongler avec d’autres activités économiques qui leur demandent du temps. D’autre part, la modernisation de l’agriculture s’accompagne de dettes et de dépenses croissantes, alors même que les populations rurales aspirent à un mode de vie de plus en plus couteux (motos, télévision, télécommunication, etc.)[4]. Ces dépenses engagent les agriculteurs à accroitre leurs revenus, en intensifiant leur production par la seule méthode qu’ils connaissent, l’agro-chimie.
Pourtant, les biopesticides, à base d’huile de neem, par exemple, apparaissent comme une alternative parfaitement viable aux pesticides de synthèse. Ils peuvent être produits de manière informelle au sein même des exploitations bien que, comme le souligne Caroline Bassono de l’ONG Nitidae, les matières premières manquent dans certaines régions et la production de biopesticides présuppose de disposer d’un certain savoir-faire et de temps. C’est pourquoi certaines entreprises, comme Bioprotect ou Éléphant Vert, se sont spécialisées dans la production des biopesticides. Cependant, leur gamme n’est pas encore distribuée dans toutes les régions du pays et l’enjeu reste de démontrer l’efficacité de leurs produits aux agriculteurs, attachés par habitude aux pesticides de synthèse.
Claude Arsène Savadogo, président de Bioprotect, attire par ailleurs notre attention sur une autre difficulté majeure : la procédure d’homologation des produits phytosanitaires, chapeautée par le Comité sahélien des Pesticides (CSP), reste profondément discriminatoire envers les biopesticides et entrave donc leur mise sur le marché. En effet, la grille d’évaluation reste calquée sur le modèle agro-chimique et les biopesticides peinent à rentrer dans les cases. Le Comité sahélien des Pesticides exige une constance dans la production, plus difficilement atteignable pour une formulation biologique, et ne dispose pas de laboratoires adaptés à l’analyse des matières actives présentes dans les biopesticides. Enfin, le coût très élevé de la procédure d’homologation reste discriminatoire pour les producteurs de biopesticides, dont le chiffre d’affaires est très loin d’égaler celui des géants de l’agro-chimie.
Au-delà des biopesticides, l’adoption de pratiques agroécologiques représente une solution pour renforcer les sols, l’écosystème, la résistance des cultures, et donc pour réduire les besoins de l’exploitation en intrants de synthèse. Mais en dépit de son succès croissant, la diffusion de l’agroécologie rencontre des difficulés au Burkina Faso. Le délai de transition qui est nécessaire pour reconstituer l’écosystème et revitaliser les sols appauvris par l’agro-chimie reste souvent trop dissuasif pour les agriculteurs, qui dépendent de revenus à court-terme. L’attractivité financière de l’agroécologie reste en outre limitée par le fait qu’au Burkina Faso, les marchés qui reconnaissent la plus-value des produits agroécologiques manquent cruellement. Enfin, la formation des producteurs reste un enjeu majeur. Blandine Sankara, fondatrice de l’association pour la promotion de l’agroécologie Yelemani, le déplore ouvertement : « l’implantation du modèle agro-chimique a balayé les savoirs traditionnels et détourné les agriculteurs burkinabés des alternatives durables. »
Pour Marc Gonsonré, président de la Confédération Paysanne du Faso, la solution réside ailleurs. Pour lui, l’erreur est d’avoir voulu moderniser l’agriculture burkinabé par le biais de la chimie plutôt que par celui d’une petite mécanisation adaptée à la taille des exploitations et au budget réduit des agriculteurs. La petite mécanisation offre selon lui des avantages évidents. Contrairement aux pratiques agro-chimiques, elle permet d’augmenter la productivité des cultures sans détruire les sols et sans compromettre les rendements sur le long terme. Elle représente un investissement durable pour les agriculteurs, que la consommation d’intrants chimiques empêtre au contraire dans un cercle vicieux de dépenses et de dépendance envers les fournisseurs. Enfin, la mécanisation permet de redorer l’image de l’agriculture aux yeux des jeunes, qui désertent les campagnes. Marc Gonsonré l’affirme donc avec colère : « en accueillant à bras ouvert l’agro-chimie, le Burkina Faso a ouvert la porte de l’enfer » et se trouve aujourd’hui bien en peine de la refermer.
Le constat est donc clair, les causes de l’inertie du « système pesticides » sont multiples. En filigrane agit l’emprise insidieuse des grandes entreprises de l’agro-chimie sur la recherche, le marché et les organes d’homologation – une emprise que la mobilisation paysanne et citoyenne ne suffit pas à contrecarrer. Mais le blocage n’est pas que politique. En quelques décennies à peine, les racines du « système pesticides » se sont ancrées profondément dans l’agriculture burkinabé, et contraignent donc les acteurs de la transition à redoubler leurs efforts pour développer des modèles alternatifs.
Le Burkina Faso traverse aussi une période particulièrement difficile où se mêlent crise climatique, invasions de prédateurs biologiques, répercussions commerciales de la guerre en Ukraine et troubles sécuritaires. Or, si certains aspects de cette crise multi-facettes ne jouent pas en faveur de la transition (comme la propagation des chenilles légionnaires et l’insécurité alimentaire), d’autres ouvrent certaines opportunités. Par exemple, la flambée du prix des intrants chimiques attisée par la crise du commerce mondial s’est accompagnée d’un regain d’intérêt chez les producteurs pour les biopesticides et les pratiques agroécologiques. Combiné aux engagements de plus en plus significatifs pris par l’État en matière d’agroécologie, la conjoncture actuelle offre donc un contexte propice à l’avancée des alternatives, à condition bien entendu qu’un nombre croissant d’acteurs rejoignent la dynamique amorcée par la Stratégie nationale en faveur de l’agroécologie
Rédaction : Nicolas Barla
Réalisé par :
[1] Alfred Schwartz, « Brève histoire de la culture du coton au Burkina Faso », dans Découvertes du Burkina Faso. Annales des conférences organisées par le Centre culturel français Georges Méliès de Ouagadougou, Paris, 1993.
[2] Moustapha Ouedraogo et al., “Pesticides in Burkina Faso: Overview of the Situation in a Sahelian African Country”, dans Margarita stoytcheva, Pesticides in the Modern World – Pesticides Use and Management, Rijeka, 2011, pp. 35-47.
[3] Direction de Protection des Végétaux – Ministère de l’Agriculture et des Aménagements Hydrauliques, Tableau récapitulatif des pesticides contrôlés en frontière au cours des 7 dernières années, Ouagadougou, 2016.
[4] Jessie K. Luna, « ‘Pesticides are our children now’: cultural change and the technological treadmill in the Burkina Faso cotton sector », dans Agriculture and Human Values, n°37, pp. 439-462.