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18 mars 2019

Défendre la liberté des semences : un combat différent au Sud et au Nord

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Un entretien avec Corentin Hecquet (ULG)

Les questions paysannes au Sud et au Nord ne se posent pas dans les mêmes termes. Les recherches sur les semences non-industrielles menées par Corentin Hecquet (Université de Liège) montrent que les contextes sont diversifiés.

Corentin photo SEED - : Défendre la liberté des semences : un combat différent au Sud et au Nord

La thèse de Corentin Hecquet est intitulée : Construction d’une demande de justice écologique. Le cas des semences non-industrielles.

L’analyse du chercheur s’est construite autour de quatre cas d’études, l’un au Sud à propos de la coopérative brésilienne Conaterra (commercialisant sous la marque BioNatur) et les trois autres au Nord concernant l’artisan semencier wallon Semailles, le collectif breton Kaol Kozh et l’association française Kokopelli.

Corentin Hecquet est bien entendu inquiet de l’élection du politicien d’extrême-droite Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil : Le mouvement paysan brésilien, représenté par Mouvement des travailleurs sans terre (MST) a encore de nombreux combats à mener. Face aux gouvernements brésiliens précédents, les contextes politiques permettaient au MST de mener ces combats et de commencer à appuyer des enjeux précis telles que les semences. Face à Bolsonaro, les luttes vont devoir revenir aux enjeux fondamentaux de droits des gens.

Conaterra est une coopérative agroécologique brésilienne qui coordonne l’initiative semencière BioNatur. Pouvez-vous nous expliquer en quoi son travail est différent des cas que vous avez étudiés en France et en Belgique ?

Corentin Hecquet : Conaterra fait partie de la structure du MST, dont le combat principal concerne essentiellement la réforme agraire au Brésil. Le MST demande principalement que les paysans soient reconnus comme des producteurs. BioNatur est au départ une initiative locale qui a pris de l’ampleur dans le cadre de la lutte contre l’introduction des OGM au Brésil en 1998. La mobilisation ne se limitera dès lors plus au niveau local mais prendra également une ampleur nationale. Par le biais de BioNatur, le MST a voulu montrer que l’expérience semencière de BioNatur représente une alternative, une rupture avec l’agriculture conventionnelle, la chimie et les intrants. BioNatur reste cependant dans un mode de mise en circulation conventionnel du système semencier, les variétés qu’il commercialise sont des variétés DHS (Distinction, Homogénéité, Stabilité) qui définissent la norme de ce qui est une « bonne » semence, c’est-à-dire une semence qui a le droit d’être commercialisée. Il existe une obligation d’inscription au catalogue basée sur la DHS, qui définit l’accès au marché. De plus, le droit de propriété permet une rémunération du marché par le biais du Certificat d’Obtention Végétale (COV). En promouvant BioNatur, le MST appuie sa démarche politique de questionnement du modèle productiviste. Mais elle se différencie des autres cas français et wallons que j’ai étudié. Le MST est dans une demande large de justice sociale, tandis Semailles, Kaol Kozh et Kokopelli revendiquent plus précisément une « justice écologique ». Le MST demande une reconnaissance du sujet paysan « sans terre », de sa place au Brésil. Le MST cherche une reconnaissance du sujet « sans terre » par la démonstration de sa capacité productive. Dès lors, il utilise le marché conventionnel. Ainsi le MST et BioNatur s’inscrivent dans une continuité avec le système semencier, tout en s’alliant avec d’autres mouvements sociaux prônant l’agroécologie. Pour cela il faut fonctionner dans le système commercial et économique en vigueur pour démontrer les compétences des paysans brésiliens membres du MST.

Qu’est-ce qui rapproche Semailles, Kaol Kozh et Kokopelli ?

Corentin Hecquet : Malgré leurs différences, ces trois collectifs ont en commun la volonté de ne pas être dans une démarche productiviste du vivant… Ils expérimentent des sélections de « variété population » pour leurs capacités adaptatives. Ce qui les oppose avec les variétés DHS. Car les variétés population présentent une diversité génétique au sein de la même variété. De plus elles évoluent d’année en année en vue d’une adaptabilité autant aux endroits différents où elles se multiplient qu’aux conditions pédoclimatiques. Ces collectifs estiment subir une injustice due au verrouillage du système semencier (DHS-catalogue-COV). Cette injustice écologique exclut les variétés non DHS. De surcroit, ce ne sont pas seulement ces semences qui sont exclues mais aussi les pratiques et les praticiens. Or, pratique et critique sont des éléments essentiels. Il faut pouvoir débattre des éléments de rupture et de continuité avec le système semencier dominant. Ces collectifs revendiquent dès lors un droit au débat et à l’apprentissage. La manière dont ils construisent leurs connaissances rejette la séparation hiérarchisée entre d’un côté les connaissances scientifiques ou les experts et de l’autre côté les praticiens, les artisans et les agriculteurs… Semailles, par exemple, revendique l’identité d’artisans semenciers qui fabriquent la « biodiversité cultivée » dans une relation qualifiée de coévolution avec les semences. Ce qui intéresse Semailles c’est le maintien de l’adaptabilité des semences. Il commercialise 672 variétés principalement pour des jardiniers amateurs… 70% des semences ne sont pas enregistrées, mais peuvent être commercialisées par dérogation pour les praticiens amateurs. Les collectifs construisent une demande de justice écologique, dont l’enjeu est la reconnaissance, pour que les citoyens puissent participer à la redéfinition de ce qui est une bonne semence qui peut circuler.

Dans un esprit de justice écologique, le sol, la plante et l’humain collaborent. La justice écologique c’est plus que la dimension redistributive des biens et des maux environnementaux, c’est une dimension qui nous amène à des questions de reconnaissance et de participation, soit des questions démocratiques : comment construire un monde commun sur base de plusieurs mondes, de plusieurs visions ?

Considérez-vous que les trois collectifs étudiés au Nord font un travail plus pertinent que BioNatur au Brésil ?

Corentin Hecquet : Non, je ne veux pas faire ce genre de comparaisons. Il s’agit de comprendre que tous font le travail que leur contexte impose. Il ne s’agit pas de juger que l’un est meilleur que l’autre. Mais il ne s’agit pas non plus de tout tolérer. Il faut débattre de ce qui est commun, de ce qui peut coexister ou ne pas coexister. Il faut prendre le temps de comprendre ce que font les gens et sortir de l’idée d’un modèle unique que tout le monde doit suivre… La difficulté avec les approches par les grands discours unificateurs, c’est qu’ils écrasent l’hétérogénéité. Trouver ce qu’on peut faire ensemble est plus intéressant autant d’un point de vue scientifique qu’écologique.

Propos recueillis par Pierre Coopman