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7 mars 2024

insondables : les organisations de producteurs trop méconnues

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Les ONG de développement sont souvent amenées à travailler en partenariat avec des organisations de producteurs agricoles (OP) du Sud global. Les ONG doivent ainsi régulièrement justifier le sens de leur travail avec ces OP. Une série de notions et de valeurs communément admises sont alors partagées à propos des forces et des faiblesses de ces organisations. Mais est-il possible de distinguer le vrai du faux ? Que nous en disent les sciences sociales ?

En septembre 2023, The Journal of Agricultural and Applied Economics Association a publié un article ayant pour objet l’analyse critique de cinq « faits stylisés » à propos des organisations de producteurs agricoles. Pour ce faire, les auteurs ont eu recours à des données statistiques disponibles provenant du Bangladesh, de Côte d’Ivoire, d’Éthiopie, du Kenya, du Malawi, du Mozambique, du Niger, du Nigeria, de l’Ouganda, de la Tanzanie et du Pérou.

Les cinq « faits stylisés » retenus sont que les organisations de producteurs :

1. ont tendance à exclure (mais devraient inclure) les agriculteurs marginalisés ;

2. présentent des différences organisationnelles qui ont leur importance ;

3. atténuent les défaillances des marchés et des politiques en facilitant l’accès à ceux-ci ;

4. leurs membres tirent un bénéfice de leur adhésion ;

5. profitent aux communautés dans leur ensemble ;

qu’est-ce qu’un « fait stylisé » ?

Des mots de la langue courante tels que « cliché », « préconçu » ou « préjugé » sont insuffisants pour valoir de synonyme au concept de « fait stylisé », assez usité dans le domaine économique et principalement en microéconomie. Dans sa définition, le « fait stylisé » est un amalgame subjectif de données réunies en fonction de la nécessité d’un discours. L’usage des « faits stylisés » sert à illustrer et à étayer la cohérence de modèles théoriques.  Autrement dit, un fait stylisé est une représentation simplifiée d’un résultat théorique que l’on cherche à démontrer par une accumulation de données certes authentiques, mais qui, si on les analyse dans le détail, ne permettent que difficilement voire pas du tout pas d’élaborer des conclusions transversales et scientifiquement fondées.

La première et principale difficulté vient donc de l’extrême diversité et hétérogénéité des différentes données statistiques disponibles. Malgré de multiples contorsions mathématiques, face à l’absence d’un cadre statistique commun, il s’avère impossible de produire une analyse globale.

Ce sont souvent les absences de cadres communs et de définitions communes qui vont poser problème tout au long de l’analyse. Il faut constater, en premier lieu, que déjà la notion d’« organisation de producteur » n’a pas de définition précise,  ni au niveau national, ni au niveau des instances supra-nationales tel que les ONG, la Banque mondiale ou le PNUD (Programme des Nations unies pour le Développement).

Une autre difficulté majeure apparait : les pays étudiés présentent de grandes différences au niveau de leur développement que ce soit des points de vue économique, industriel ou commercial. Selon les pays, les organisations de producteurs vont regrouper des petits paysans, des exploitants forestiers, des propriétaires terriens, voir même, des représentants agro-industriels, comme dans le cas du Pérou. Ces différences entre les pays ont aussi des conséquences sur la taille des organisations étudiées, certaines ne sont présentes qu’au niveau local, d’autres au niveau régional, d’autres encore seront présentes au niveau national. Du point de vue politique, ces organisations se diversifient également par rapport à leur proximité avec les pouvoirs locaux, institutionnels et étatiques, ce qui influence leurs financements et leur organisation interne.

Toutes ces différences ne rendent pas simplement complexe la comparaison entre ces organisations, elles la rendent impossible.

Enfin, les auteurs nous indiquent également que la littérature économique et scientifique disponible s’est révélée particulièrement partiale, reflétant des enjeux politiques d’une part et des enjeux de concurrence entre théories économiques d’autre part. À quoi nous pouvons certainement ajouter des enjeux de concurrence entre écoles, institutions universitaires et instituts de recherches privés. Cela allant de pair avec la perpétuelle course aux financements que chacun se livre.

 « c’est pas le Pérou »

Les données concernant le Pérou sont particulièrement différentes des autres pays observés. Les conditions économiques, industrielles et politiques du Pérou ne sont pas comparables avec celles du Malawi, du Bangladesh ou des autres pays cités. De plus, la population reflétée dans les données disponibles présente un niveau socio-économique supérieur à celui des effectifs statistiques de chacun des autres pays. Les membres des organisations de producteurs au Pérou recensés dans les statistiques étant des propriétaires de petites et moyennes exploitations, ainsi que des grands producteurs de l’agro-industrie.

Pour continuer dans le catalogue de l’hétérogénéité des données utilisées pour leur étude, les auteurs nous indiquent aussi que dans le cas de la Côte d’Ivoire, du Malawi, du Niger et de la Tanzanie, les données portent sur des coopératives assimilées à des organisations de producteurs ; que pour le Nigeria ce sont des organisations paysannes qui y sont assimilées et que pour l’Ouganda ce sont des associations d’éleveurs qui y sont assimilées ; pour l’Éthiopie ils n’ont de données que pour des exploitants forestiers d’une seule région, l’Oromia; et enfin, pour le Kenya leurs données statistiques portent seulement sur dix-sept agriculteurs.

DANS LE VIF DES « faits stylisés »

Les cinq « faits stylisés » retenus abordent deux groupes thématiques différents. En premier, on trouve un groupe qui concerne le fonctionnement de ces organisations et leurs relations avec les populations. En second, on trouve des thématiques liées à l’impact et à l’influence économique que peuvent avoir ces organisations.

  • Fonctionnement des organisations

Les « faits stylisés » :  (1) « les agriculteurs marginalisés ont tendance à être exclus des organisations de producteur » et (2) « les organisations de producteurs présentent des différences organisationnelles qui ont leur importance ».

La première affirmation (1) appelle plusieurs considérations :  la notion de pauvreté ou de précarité est différente selon les niveaux socio-économiques d’un pays à l’autre. Pour les uns l’entrée en pauvreté commence par l’absence d’un logement décent, pour les autres c’est la difficulté d’accès aux sanitaires, l’insécurité alimentaire ou l’absence de travail décent et correctement rémunéré, etc. Ces situations sont connues en sociologie et en psychologie comme autant de facteurs freinant la capacité de l’être humain de se projeter dans l’avenir.

Mais, en pratique, les organisations de producteurs sont des associations qui s’adressent à des personnes et à des ménages qui sont déjà en capacité de production. Les plus pauvres étant dans le meilleur de cas ouvriers chez un patron, ils ne sont pas directement concernés. Autrement dit, le paysan le plus pauvre pour produire quelque chose doit déjà posséder un lopin de terre.

En fait, ces organisations n’ont pas vocation à accueillir les ménages les plus pauvres. Le « fait stylisé» suggérant que ces organisations devraient inclure les plus pauvres est peut-être déjà erroné dans sa formulation. On peut dire que les organisations de producteurs et assimilées (cf. supra) sont des formes de proto-associations patronales et non pas des associations à buts caritatifs.

Certaines de ces organisations demandent que leurs membres aient des liens avec la communauté, qu’ils puissent justifier de la propriété d’un certain nombre d’arpents de terre ou qu’ils aient des liens avec les autorités locales. Cela exclu automatiquement les ménages les plus pauvres, les plus marginaux et/ou récemment arrivés.

À l’opposé, les ménages les plus aisés trouveront que ces organisations ne leur fournissent pas des services suffisants pour justifier leur participation. Ces derniers sont plus susceptibles de rechercher des associations patronales plus formelles.

Quant à l’importance des différences organisationnelles (2), il faut rappeler que les organisations étudiées présentent des formes juridiques très différentes les unes des autres. Certaines sont clairement de type proto-patronal, d’autres restant des coopératives ou des groupements d’éducation, etc. Mais au-delà de ces aspects formels d’autres différences importantes existent.

La forme et la qualité de la gouvernance et du leadership, la qualité et le degré de participation des membres, sont autant d’éléments variants pour lesquels il y a peu de données et peu de recherches effectuées. Pourtant, la participation peut représenter des coûts substantiels pour les membres. A minima, la participation à un coût en temps de travail que les ménages les plus pauvres doivent déduire du temps qu’il leur est nécessaire à consacrer à leur subsistance.

Spécifiquement, dans les organisations plus axées sur le commerce, les membres sont moins susceptibles de s’investir vu qu’ils sont libres de commercer en dehors des organisations. Cela réduit la capacité de celles-ci à dégager des revenus suffisants pour assurer leurs propres investissement. Le manque de ressources financières propres, ou qui dépendent fortement de la volatilité de soutiens extérieur, limite la viabilité de ces organisations. Les économies d’échelle ne sont pas toujours possibles, les plus grandes organisations souffrent de leurs frais de fonctionnement. Les plus petites de leur manque de ressource.

Paradoxalement, les organisations les plus inclusives et ouvertes (conditions d’entrée souples et cotisations d’adhésion faibles) offriraient moins d’avantages à leurs membres. Certains avancent qu’il y aurait un nécessaire un compromis entre l’efficacité (objectifs axés sur la performance) et l’équité (inclusivité).

A contrario, les organisations recevant un soutien extérieur, de même que celles qui appliquent des barrières à l’entrée (par ex. : des frais d’admission) sont aussi plus homogènes, en termes de religion, de groupe ethnique, de communautarisme. Leurs membres seraient plus assidus aux réunions et leur action apporteraient plus de bénéfices à leurs membres.

  • Influence économique des organisations

Les trois « faits stylisés » restants énoncent que : « les organisations de producteur atténuent les échecs du politique et les défaillances des marchés en facilitant l’accès à ceux-ci » (3), que : « les membres des organisations de producteur tirent un bénéfice de leur adhésion » (4) , et enfin que : « Les organisations de producteur profitent aux communautés dans leur ensemble » (5).

Ces affirmations concernent le champ d’actions économiques dont sont capables ces organisations et cela contient une certaine ambiguïté.

En effet, il s’agit de mesurer l’influence du poids financier de ces organisations sur les processus de fixation des prix du marché. Or, les mécanismes décrits comme services financiers dépassent le cadre d’une centrale de vente et d’achat, propre aux coopératives, pour devenir une sorte de prêteur en « dernier recours » en garantissant la valeur en pré-ventes et en pré-achats de produits. Ce qui sur un marché boursier peut s’apparenter à de la spéculation sur l’évolution des prix.

C’est ironique mais, heureusement, les données examinées sont claires. Les organisations de producteurs n’ont pas les capacités suffisantes pour avoir une influence, en bien ou en mal, sur les variations de prix sur les marchés.

La majorité des organisations étudiées développent essentiellement des programmes de formation et d’éducation liées aux différentes pratiques agricoles. Seule une petite minorité d’organisations et de membres au sein de celle-ci bénéficient de services financiers (il s’agit principalement des organisations péruviennes).

Très logiquement, seules les plus grosses associations sont susceptibles de posséder un financement suffisant qui leur permettraient d’amortir les variations des marchés. Les données utilisées ici concernant majoritairement des petites organisations, pour lesquels on peut dire, bien l’on ne dispose pas de leurs situations budgétaires, qu’il est peu probable qu’elles disposent des moyens financiers pour ce genre d’action.

D’autre part, est-ce véritablement le rôle d’une organisation de producteurs d’intervenir sur la valeur des biens échangés sur les marchés et sur les politiques économiques menées dans leurs régions ? Cela pourrait les mettre en délicatesse avec les autorités gouvernementales dont elles dépendent.

Toutefois, ces organisations ont le potentiel d’améliorer le revenu de leurs membres, en améliorant l’accès aux technologies, à de meilleures pratiques productives et en améliorant et stabilisant l’accès aux divers produits nécessaires. Ces services, certaines organisations peuvent également les fournir à l’ensemble de la communauté où elles sont implantées. Les plus importantes de ces organisations sont capables d’investir dans des biens publics et des infrastructures communautaires.

Mais, même si certains services fournis par ces organisations peuvent bénéficier à l’ensemble des communautés, il apparait que leurs membres s’enrichissent plus et plus rapidement que les non-membres ce qui à terme accentue les écarts sociaux dans leur région.

Pourquoi s’intéresser aux « faits stylisés » 

Les auteurs de l’article original du Journal of Agricultural and Applied Economics Association sont honnêtes dans leurs conclusions. Ils indiquent que leurs données sont partiales et rendent l’étude statistique impossible. Ils se gardent de tirer trop de conclusions, se limitant à proposer que les recherches futures soient attentives à ces problématiques de données hétérogènes. Leur intention n’étant pas malveillante, les auteurs reconnaissant volontiers que les actions des organisations de producteurs agricoles sont souvent positives si on les observe dans les limites et au niveau où elles doivent être observées. Ils invitent toutefois à approfondir et renforcer l’exigence scientifique de la recherche critique sur les thématiques couvertes par ces «faits stylisés». En définitive, ils nous rappellent que pour être crédible, il faut à tout prix éviter de tomber dans le piège de la rationalisation a posteriori et ne jamais faire de généralisations hâtives.

Rédaction : Pierre Capoue, licencié en sociologie et en anthropologie (ULB).

Réalisé pour :

Défis Sud

Basé sur : Five stylized facts about producer organizations and rural development, de Jorge Sellare, Lisa Jäckering, Goytom Kahsay et Eva‐Marie Meemken ; publié dans le Journal of Agricultural and Applied Economics Association. First published: 07 June 2023. Open access : https://doi.org/10.1002/jaa2.70

A propos des « faits stylisés » , pour en savoir plus, lire :

Les phénomènes gestionnaires à l’épreuve de la pensée économique standard – Une mise en perspective de travaux de Jean Tirole ; Franck Aggeri ; in : Revue française de gestion – N° 250/2015 ; https://rfg.revuesonline.com/articles/lvrfg/pdf/2015/05/lvrfg41250p65.pdf

« Remarquons que cette approche est très différente de la recherche dite « mainstream » en sciences de gestion qui se fonde sur une démarche hypothético-déductive associée à des études économétriques. La modélisation à partir de faits stylisés, également pratiquée en finance, se distingue des recherches mainstream en sciences de gestion sur trois points : les articles n’ont pas de section méthodologique ; le mode de validation est uniquement théorique : il porte sur la cohérence et la robustesse de la modélisation ; la validation empirique ne se pose pas puisqu’il est admis que les faits stylisés sont, par construction, différents des faits observables et qu’ils remplissent un objectif : décrire un phénomène dans le langage de la micro-économie standard de sorte qu’il se prête à un exercice de modélisation. (…) La rigueur scientifique porte avant tout sur la cohérence des modèles tandis que la partie « faits stylisés » ne fait pas l’objet de validation particulière. »