13 mars 2025
JAGROS 2025 : Agir pour une agriculture juste et durable
Lire la suite14 mai 2023
Le problème du gaspillage est par définition un problème de surproduction. En Belgique, des start-up se sont lancées dans l’anti-gaspi. Si l’objectif est toujours louable, il faut cependant séparer le bon grain de l’ivraie, entre les initiatives qui ont un véritable objet social et celles qui pourraient s’adonner au « socialwashing » en lorgnant surtout sur leurs bénéfices.
No Javel, au départ, c’était un collectif de jeunes précaires à la recherche d’une solution alimentaire et qui récupéraient les invendus dans les poubelles des supermarchés. «Il arrivait qu’on tombe sur des produits aspergés d’eau de javel, dans l’intention qu’on ne puisse plus les consommer», explique Alice Berwart, coordinatrice de l’association.
Le collectif s’est formalisé. En 2016, ses membres ont monté une association de récupération des invendus alimentaires bio. Elle s’appellera No Javel en rappel des mésaventures « javelisées » des premières heures . A la suite d’un changement de législation qui permet aux distributeurs alimentaires de récupérer la TVA des produits qu’ils donnent gratuitement à l’aide alimentaire, le secteur de la distribution alimentaire est devenu un partenaire potentiel. « Nous avons alors décidé de nous spécialiser dans récupération des invendus bio des grossistes, des supermarchés, » explique Alice Berwart
Avec les années, No Javel a diversifié ses activités Alice Berwart les présente :
Premièrement, il y a notre épicerie solidaire qui accueille jusqu’à 1000 foyers par mois pour récupérer des colis alimentaires de qualité dans nos locaux. Nous avons ensuite créé une plateforme de dons alimentaires qui redistribue des denrées à une vingtaine d’associations d’aide aux plus démunis et de personnes précarisées. Et parallèlement, nous avons une donnerie de quartier ainsi qu’un vide-dressing à prix-libre ouverts à toutes et à tous. Sans oublier l’ouverture d’Aabracadabra, une boutique d’invendus de jouets pour les mettre à disposition gratuitement pour des enfants défavorises.
« Nous travaillons avec plus de 120 bénévoles », rappelle Alice Berwart :
Ce sont toutes des personnes qui connaissent ou ont connu la précarité. On a toujours dû faire avec deux bouts de ficelle et avec ce qu’on a pu trouver. Aujourd’hui, énormément de start-up qui se lancent dans la l’antigaspi et récupèrent des idées lancées au départ par des associations d’aide alimentaire. Pourquoi pas, on ne dit pas que ce qu’ils font n’est pas bien. Les invendus sont la plupart du temps des produits encore consommables.
Il y a cependant aussi de la concurrence d’acteurs dont le but est de faire du bénéfice :
Nous considérons que c’est du social washing, le but n’est plus de distribuer gratuitement, mais de revendre sous prétexte d’anti-gaspillage . Il y a clairement un problème. D’autant plus que ce sociawashing surfe sur la multiplication des crises qui s’enchainent et qui précipitent de plus en plus de personnes en situation précaire. L’aide alimentaire est à bout de souffle. On craint devoir refuser du monde qui vient chercher des paniers chez nous.
Le secteur lucratif et les start-up n’ont pas de difficultés à trouver des financements pour se développer, comparé aux associations qui galèrent depuis des années. « Il faut donc appeler les pouvoirs publics à sécuriser l’approvisionnement des associations contre les entreprises privées », affirme Alice Berwart.
Encourager au don peut déresponsabiliser les acteurs sur l’enjeu central de réduction du gaspillage, alors que le nerf de la guerre est de réduire en amont la production alimentaire plutôt que de donner. L’aide alimentaire permet d’évacuer la surproduction, et même d’être défiscalisé sur cette surproduction. Plutôt que de compter sur l’aide alimentaire, il faudrait songer à des solutions plus durables comme une sécurité sociale de l’alimentation (écoutez notre podcast sur le sujet) qui permettrait à toute la population d’avoir accès à une alimentation de qualité.
Yoneko Nurtantio est l’autrice du livre Zéro Gaspi (aux éditions Larousse). À la suite à la publication de ce livre, elle a organisé une série d’activités liées à la sensibilisation au gaspillage alimentaire pour divers publics, comme des conférences, workshops, le challenge Just Keep It, qui a également abouti à la publication du livre Just Keep It et au lancement d’un site internet (1) et d’une une application.
Pourquoi le choix du nom Just Keep It ? « Just, pour illustrer que la démarche écologique peut être simple et à la portée de tout le monde. Keep it, pour inciter à garder les aliments et, encore une fois, avoir une approche positive pour lutter contre le gaspillage alimentaire plutôt que de le percevoir comme quelque chose de contraignant », explique Yoneko Nurtantio.
On peut illustrer le gaspillage en quelques chiffres clefs. 9% des émissions de gaz à effet de serre sont liés à la production de l’alimentation destinée au gaspillage. Concrètement, ce sont des efforts qui sont jetés à la poubelle. C’est un gaspillage aussi bien en termes d’efforts dédiés à la production de l’alimentation, mais aussi en termes de ressources utilisées. L’équivalent de la surface du Mexique part en fumée pour produire des aliments qui seront in fine détruits ou gaspillés. Cela nuit donc aussi à l’environnement et aux espaces agricoles qui sont inutilement exploités.
200 millions de personnes dans le monde pourraient être nourries rien qu’avec le gaspillage alimentaire des Européens. « Face à ces enjeux, les pouvoirs publics ont plutôt intérêt à adopter des règlementations visant à encadrer et à réduire les pertes alimentaires », conclut Yoneko Nurtantio.
Mais comment ne pas limiter la démarche antigaspi à des publics favorisés, qui ont les moyens ou qui sont déjà sensibilisés ? Yoneko Nurtantio n’élude pas la question :
Le public défavorisé n’a pas un rapport moins sain à l’alimentation que les personnes favorisées, le choix est simplement restreint. Par manque de budget, ces personnes n’ont souvent pas d’autre choix que de consommer des produits bons marchés, nutritionnellement et qualitativement moins intéressants.
Yoneko Nurtantio explique :
Lorsque notre ASBL travaille avec le secteur de l’aide alimentaire, nous proposons systématiquement des solutions à petit budget et en lien direct avec la réalité des bénéficiaires, par exemple en cuisinant zéro gaspi en partant du contenu des colis alimentaires. Pas question de tenir un discours hors-sol et de verser dans le : « Dorénavant vous vous nourrirez exclusivement de graines ».
En 2015, Sylvie Droulans s’est lancé un défi avec sa famille : produire moins de déchets alimentaires, commencer un potager et un compost collectif, etc. Le constat était que :
Même si on achète de façon responsable, s’il y a un emballage sur le produit, en bout de course cela aura quand même un impact négatif sur l’environnement. Il fallait alors identifier des lieux où acheter des produits sans emballages, ce qui n’était pas facile car on vit dans une société qui est basée sur un modèle qui prône l’emballage.
En se tournant logiquement vers le vrac, Sylvie Droulans réalise que : « Tous les acteurs du vrac faisaient à leur façon et de leur côté. » C’est à ce moment-là que l’idée est venue de créer le réseau ConsomAction (2) « pour regrouper tous ces acteurs, aussi bien les commerçants que les fournisseurs, pour les faire collaborer. »
Durant la crise de la covid, le secteur du vrac a été en difficulté parce que l’emballage était perçu comme plus hygiénique dans un contexte de crise sanitaire. Comment déconstruire ce stéréotype?
« C’est sûr que nous vivons dans une société d’hyper-hygiénisation », répond Sylvie Droulans. L’argument c’est que l’emballage est protecteur et sécurisant.
En réalité, les commerces de vrac sont les endroits les plus hygiéniques, parce que quand on fait du vrac on fait justement super attention. On nettoie plus car les gens ont plus tendance à renverser. Il y a une attention précise par rapport à l’hygiène lors du transvasement des produits, pour éviter les contaminations. C’est une image faussée qu’on a du vrac. Il faut rentrer dans un magasin vrac pour le comprendre. 80% des produits sont certifiés bio et le reste est issu d’une agriculture raisonnée où il y a une proximité avec l’agriculteur. Et en plus, c’est vraiment local.
La crise de l’énergie et du pouvoir d’achat a-t-elle un impact sur le vrac ? « Le vrac a la réputation d’être cher et élitiste, reconnait Sylvie Droulans, comme pour les produits bio. Maintenant que le bio a fait son entrée dans les supermarchés, cela parait plus accessible. »
Mais comment peut-on passer outre cet écueil que le vrac c’est « bio-bobo », pour les gens privilégiés ?
Il faut expliquer qu’en achetant la juste quantité, on évite de stocker plein de produits qu’on jetterait possiblement par la suite. Pas de gaspillage, donc, ni de l’argent jeté par les fenêtres. Sur la durée, je me rends compte que je consomme plus que des produits de qualité et que donc je consomme moins. Par exemple, en mangeant des pâtes complètes qui sont plus nourrissantes, artisanales et locales. Je fais une économie sur la durée aussi.
Sylvie Droulans dénonce également les dangers du greenwashing :
Beaucoup de grandes industries parlent de zéro déchet, mais qu’est-ce que cela représente pour eux ? on va enlever un emballage, mais on garde tous les autres. Donc la notion n’est pas la même. Le vrac est rentré dans les grandes surfaces, un peu par obligation, pour se donner une bonne image et suivre les démarches écologiques. Mais quand le vrac ne représente que 0.05% de tous les produits, c’est juste de la poudre aux yeux. De plus, les prix vrac en supermarché sont bien plus élevés que dans des petites structures. Ils font du greenwashing pur et simple. Le prix est plus cher parce que c’est un modèle qui ne domine pas, ça leur coûte plus de temps. Ils cassent tout un travail pour proposer des alternatives de qualité. Au travers de leur modèle ultra consumériste, ils cassent ces modèles alternatifs.
Un autre souci est la « shrinkflation », un néologisme anglais pour dénoncer l’inflation d’un phénomène où les contenus rétrécissent à volume d’emballage identique :
C’est-à-dire que les industriels ne changent pas l’emballage mais la quantité du produit diminue alors même que son prix reste le même. Ils ne sont pas obligés de le mentionner sur l’emballage. C’est une pratique fraudeuse et non-transparente envers le consommateur. Alors que quand on consomme en vrac, on a l’opportunité de choisir la quantité que l’on désire acheter. Vous avez la traçabilité de ce que vous aurez réellement dans votre bocal, sans risque de vous faire arnaquer.
Pour ConsomAction il est nécessaire de créer des incitants pour faire changer les comportements d’achat vers des habitudes plus durables et vertueuses, mais aussi de mener des actions de communication pour faire connaître le secteur du bio et du vrac :
On a réalisé un baromètre des commerces bio et vrac avec BioWallonie (3). On a analysé ce qui se faisait afin de dégager quelques chiffres et tendances derrière les crises successives auxquelles sont confrontés les commerces du bio et de vrac. L’idée est d’avertir les consommateurs à propos de pratiques comme le shrinkflation, mais aussi de pouvoir permettre aux consommateurs de devenir acteur du changement et décideurs du choix de leur consommation. Des associations comme Test Achats le font déjà, mais nous on utilise un autre curseur : celle du zéro déchet, du local, du vrac.
Propos recueillis par Pierre Coopman et Estelle Verlinden
Réalisé par :
(1) Le site internet JustKeepIt.be encourage à moins gaspiller, incite à cuisiner plus régulièrement et met en confiance pour continuer à donner envie de cuisiner. Le but du site web, des campagnes et de l’application est de varier les publics et de toucher le plus de monde possible autour du thème fédérateur qu’est l’alimentation.
(2) Le réseau ConsomAction regroupe les professionnels d’une consommation zéro déchet, locale, éthique, responsable et durable. Elle s’adresse aux commerces, fournisseurs, Horeca et autres acteurs du « zéro déchet » en Belgique. ConsomAction défend la réduction des déchets et de l’empreinte carbone, l’accès à une alimentation locale, saine et écologique, des informations claires et des exigences d’hygiène irréprochables, l’éthique et le prix juste des produits.
(3) www.biowallonie.com Voir également, concernant le Baromètre des commerces bio : https://www.sillonbelge.be/9889/article/2022-10-21/barometre-des-commerces-bio-et-vrac-un-secteur-dans-lurgence-et-en-quete-de