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18 février 2021

Le Sahel à l’horizon 2030 : une course contre la montre

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Un entretien avec Thierry Hommel, économiste, enseignant à l’École nationale des ponts et chaussées, directeur du Forum prospectif de l’Afrique de l’Ouest et conseiller scientifique de Futuribles International, un forum qui étudie les grandes tendances d’évolution de l’Afrique de l’Ouest. Thierry Hommel propose quelques perspectives et solutions pour le Sahel à l’horizon 2030.

Le Sahel est un terme géographique qui résonne souvent dans la sphère publique et dont la singularité recouvre une pluralité de réalités hétérogènes et complexes. La guerre qui y sévit depuis presque deux décennies a connu un tournant sombre, notamment dans la zone des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger. La porosité des frontières, la circulation des armes, des populations et des acteurs de violence ont participé à la diffusion des conflits.

La réponse sécuritaire domine. Or, sous la toile de fond du jihadisme, on trouve la mauvaise gouvernance des États et la gestion aléatoire des conflits, la pauvreté endémique ou encore le manque de perspective chez les jeunes. Des causes structurelles, profondes et protéiformes, qui ont créé au fil des années un terreau fertile aux dynamiques actuelles des conflits.

À ce problème multifactoriel, il faudrait une réponse pluridisciplinaire. Les racines économiques, identitaires, religieuses et politiques du conflit se nourrissent les unes des autres. Ainsi, la lutte militaire contre le terrorisme ne représente qu’un seul aspect des actions à mettre en place pour l’amélioration de la situation au Sahel. Le développement dans toutes ses dimensions doit sous-tendre tous les axes d’intervention : la place des femmes, le futur des jeunes, la transition des systèmes alimentaires, etc.

Selon Thierry Hommel, il faut « entrer dans un dialogue social, reconnaître des niveaux de qualification, développer l’éducation, faciliter les accès aux crédits, connecter les entreprises à l’électricité et aux transports, pour ensuite collecter des taxes qui viendront soutenir le développement du secteur agricole ». Le chercheur ajoute toutefois que ces taxes ne doivent pas être ressenties comme des sanctions, au risque de ne pas être acceptées ni pérennisées.

Par ailleurs, ces actions doivent être déployées à plusieurs échelons territoriaux selon une répartition stratégique des compétences, mais articulées les unes avec les autres : échelle locale pour des politiques en accord avec les spécificités des territoires, échelle nationale pour des politiques budgétaires et sectorielles cohérentes, échelle régionale (au niveau de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest – Cedeao) pour des politiques monétaires et commerciales qui favorisent le développement endogène. En vue d’une efficacité pérenne, les différents types de pouvoirs et d’acteurs doivent s’accorder : les responsables religieux, les gouvernants, la société civile, les acteurs économiques, etc.

Développer le secteur agricole

L’élevage et l’agriculture demeurent les deux activités principales des populations du Sahel et doivent constituer par conséquent les axes privilégiés des mesures à mettre en place. Largement informelles, ce sont d’abord des activités de subsistance, peu productives et fragiles face aux aléas économiques et climatiques. Les États sahéliens doivent se résoudre à consacrer bien plus que 3 % de leur PIB à ces secteurs et mettre en place des politiques alimentaires cohérentes qui favorisent les petites exploitations, car ce sont elles qui produisent la nourriture la plus diversifiée, mais aussi la plus abondante. Ces politiques doivent être réfléchies :

«L’industrialisation de l’agriculture ne fait qu’aggraver la dépendance aux intrants et l’appauvrissement de sols déjà fragilisés. L’agroécologie apparaît ainsi comme la meilleure trajectoire possible : intensive en main-d’œuvre, elle permettrait d’employer le plus grand nombre, en premier lieu les jeunes. Elle est aussi plus résiliente face aux aléas climatiques, qui s’intensifieront dans les prochaines années. Les politiques alimentaires doivent aussi favoriser les activités de transformation en aval de la production agricole, afin de capter le maximum de valeur ajoutée au niveau local. Par ailleurs, les conflits d’usage des terres appellent à la révision des politiques foncières et à des liens complémentaires entre agriculture et élevage.»

La Cedeao a-t-elle intérêt à protéger son marché agricole de la concurrence extérieure, ou bien à subventionner son agriculture comme le fait l’Union européenne ? L’exemple des poudres de « lait réengraissé » vendues en Afrique de l’Ouest à un prix inférieur à celui du lait local illustre la concurrence déloyale à laquelle les producteurs doivent faire face et qui les empêche de développer leurs filières. Il est évident qu’il faut explorer plusieurs options pour laisser du répit au secteur, le temps qu’il passe d’une logique de subsistance à une logique d’investissement.

Au-delà des politiques subventionnistes ou protectionnistes, pour Thierry Hommel il faut aborder la question monétaire en facilitant le crédit : « Si l’on veut sortir de la répétition saison par saison, augmenter ses revenus et diversifier sa production ou changer de pratique pour aller vers l’agroécologie, on a besoin de pouvoir investir et donc d’accéder à des moyens ». Une condition fondamentale « pour qu’une économie plus diversifiée, moins sensible aux chocs cycliques et donc aux cours mondiaux des matières premières puisse émerger et pour qu’un développement endogène se dessine».

Retour de l’État de droit et construction de l’État Providence

Politiquement, « il faut penser à la séparation des pouvoirs, à un modèle qui transcende les questions religieuses et ethniques. Un lien social fort qui fait que les gens ont un sentiment d’appartenance multiple qui va au-delà de l’altérité ». Et des institutions dans lesquelles les gens ont confiance.

En marge du G5 Sahel, l’émergence d’une coalition citoyenne pour le Sahel traduit la volonté des populations d’être consultées sur les solutions à apporter aux conflits.

«Les gens malgré tout ressentent une certaine forme de nationalisme et aimeraient être en mesure d’assurer leur propre destin. À terme, il s’agit avant tout de développer les sociétés civiles locales et leurs interconnexions».

La cohésion de toute la population derrière un État et des collectivités territoriales qui leur fournissent un accès aux services essentiels tels que la santé et l’éducation, permettrait de couper l’herbe sous le pied des jihadistes qui jouent sur le sentiment d’injustice sociale. On constate tout de même une amélioration des accès aux services depuis une quinzaine d’années, mais inégales entre les sous-régions et les États et sans pour autant que les populations le ressentent suffisamment. Pour le moment, les revendications continuent de se multiplier. Certains États sahéliens commencent à envisager la mise en place de filets sociaux notamment pour rattraper le secteur informel. Mais les besoins sont pressants et changeants, surtout concernant l’absorption des jeunes sur le marché du travail.

Protéger la société sahélienne

Quel peut être alors le meilleur scénario imaginable d’ici 2030 pour le Sahel ?

«Avant tout, une confiance rétablie entre les communautés et les gouvernants. Ensuite, une transformation économique qui permettrait le développement de la protection sociale dans une région où trop de gens encore sont vulnérables : filets de sécurité, meilleure offre scolaire et de formation professionnelle, amélioration des accès à l’eau, à la santé, et des infrastructures qui protègent face aux aléas mais aussi favorisent les interconnexions entre les territoires. Et au centre, des systèmes alimentaires agroécologiques locaux, respectueux de l’environnement et des populations du champ à l’assiette».

Une autre manière de produire est possible; elle devient même impérative.

En outre, l’une des pierres angulaires, selon Thierry Hommel, est l’accès « des jeunes femmes et hommes à des fonctions de responsabilité, dans le monde économique formel, dans le monde politique et diplomatique ».

Faire de la place aux jeunes et revitaliser un marché de l’emploi -surtout agricole- afin qu’il puisse offrir des perspectives au 330 millions d’actifs qui y entreront d’ici 2025. «C’est une course contre la montre» conclut le chercheur, que le ralentissement des activités lié à la crise du Covid-19 risque malheureusement d’accentuer.

Rédaction : Naïs El-Yousfi

À lire : cet article dans la dernière édition de Défis Sud

Article réalisé par :

Défis Sud

Causes structurelles et conjoncturelles de la crise au Sahel

Pauvreté et manque de moyens étatiques

Malgré les progrès effectués ces dernières années, les États d’Afrique de l’Ouest ne fournissent toujours pas un certain nombre de services dits essentiels : accès à l’eau, à l’électricité, à l’éducation ou encore à la santé. Se pose donc la question des moyens des États disposant de peu de ressources fiscales dans des économies nationales largement informelles. Comment mettre en place des politiques efficaces ? Les secteurs clefs du développement ne sont pas suffisamment financés en termes relatifs : seulement 3 % des budgets nationaux en moyenne pour l’agriculture, alors qu’elle emploie jusqu’à 80 % de la population dans certaines régions.

Transition démographique et jeunesse

L’espace sahélien n’ayant pas accompli sa transition démographique, des millions de jeunes entrent sur un marché du travail incapable de les absorber. Avant même les débuts de la guerre, de nombreux jeunes choisissaient de quitter leur pays face aux perspectives d’emploi très limitées et à la difficulté de peser dans une société paternaliste. Quelques anciens s’agrippent à leurs fonctions de pouvoir, tandis que les jeunes, bien plus nombreux, rêvent de changement.

Absence de l’État de droit

Depuis l’implantation des groupes terroristes, l’escalade de la violence concerne autant les jihadistes que les forces de l’ordre. La répression ne fait qu’aggraver le mécontentement ; on l’a vu au Nigeria avec Boko Haram, où la réaction des forces de l’ordre après les attentats a fait plus de victimes que les exactions terroristes. Une situation qui tend à se répéter au Mali et au Burkina Faso.

L’absence de protection de la part des États déliquescents pousse les populations à monter leur propre milice. La religion légitime le combat, mais elle n’en est pas nécessairement à l’origine. Les véritables enjeux sont l’accès au foncier, le tracé des couloirs de transhumance de troupeaux. Les relations des éleveurs peuhls avec les agriculteurs se dégradent car ces derniers grignotent les terres dédiées à la transhumance des troupeaux, sous l’effet de la pression foncière et de l’assèchement des terres. Les Peuhls ont grossi les rangs de la Katiba Macina, un groupe salafiste qui leur promet de résoudre les problèmes liés à l’usage des terres. Mais aujourd’hui, d’autres ethnies rejoignent le groupe d’Amadou Kouffa, dont des cultivateurs, que l’État ne protège plus.

Effet domino

Plus de trois millions de réfugiés s’entassent dans des camps. Pour eux, outre les tueries, c’est surtout l’absence de justice qui a attisé les tensions et ruiné la confiance qui existait auparavant entre les communautés. Chacun décide de prendre les armes, de se faire justice soi-même, puisque l’État s’est retiré des zones les plus dangereuses. Les jihadistes profitent du vide politique et instrumentalisent les communautés. Les conflits liés aux usages des territoires existent depuis des années, mais par un effet domino, ils se sont exacerbés.

La présence de puissances occidentales, en premier lieu la France au Mali, avive les sentiments de résistance à l’occupation post-coloniale, à l’impérialisme économique des pays du Nord. Elle discrédite également les gouvernements africains, accusés d’avoir les mains liées par les dirigeants européens.

Les causes climatiques, économiques et sanitaires

À tout ceci s’ajoutent la situation sanitaire liée au Covid-19, les problèmes climatiques et les crises économiques : des enjeux intrinsèquement liés qui risquent de se renforcer mutuellement dans les années à venir. Dernièrement, la reprise intense des pluies au Sahel a dévasté plusieurs régions au Niger et au Sénégal. Selon les climatologues, on peut s’attendre à la poursuite de l’assèchement de la région, mais avec des intempéries ponctuelles extrêmement violentes comme celles d’août et septembre 2020. Un grand danger pour la sécurité alimentaire si les agricultures ne sont pas capables d’y faire face.

Chronologie d’une année de crise au Sahel (2020)

Cela faisait déjà plusieurs années que les experts s’inquiétaient de la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel, plus particulièrement dans la région sensible des « trois frontières » entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger. L’année 2020 été celle où les conflits ont connu un sommet inédit, autant dans leur violence que dans la diversification de leurs dimensions.

Au Mali, début juin 2020, les forces militaires françaises tuaient le chef d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, Abdelmalek Droukdal. Le 18 août, les militaires s’emparaient du pouvoir en renversant le président Ibrahim Boubacar Keïta, ravivant les souvenirs encore frais du coup d’État de 2012 qui l’avait porté au pouvoir. Devait-on y voir l’occasion pour la population malienne défiante à l’égard du pouvoir d’espérer des changements ? En effet, une grande partie du peuple malien reprochait au président et à son gouvernement leur mauvaise gestion des conflits communautaires et la corruption qui gangrènent la vie politique et sociale.

Au Niger, les conflits se sont renforcés dans les zones frontalières avec le Burkina Faso et le Mali. Vingt civils ont été tués par des groupes armés non gouvernementaux en mai dans la région de Tillabéri. En août, huit civils dont six travailleurs humanitaires français ont perdu la vie dans un attentat revendiqué plus tard par l’État islamique.

Au Burkina Faso, depuis une série d’attaques terroristes au début de l’année 2019, le sentiment d’insécurité grandit. Des milices communautaires, apparues depuis 2014 pour lutter contre la petite délinquance, prennent en charge la lutte contre les jihadistes – jusqu’à parfois remplacer l’État. La milice principale, (les Kogléogos « gardiens de la brousse ») sillonne le pays et punit, en faisant souvent fi de la présomption d’innocence. Les forces de sécurité nationales déploient des opérations mais sont accusées de mener des exactions aveugles, accélérant la perte de confiance envers le pouvoir en place.