Agir avec nous

image
Nos articles > Les coûts cachés de l’alimentation

2 septembre 2020

Les coûts cachés de l’alimentation

icone
alimentation cout scaled 1 - : Les coûts cachés de l’alimentation

Lorsque nous faisons nos achats nous savons quel coût cela représente pour nous directement, mais avons-nous conscience des autres coûts engendrés par la chaine de production ? Comment connaître le coût réel de nos choix de consommation et le « prix juste » des aliments ?

C’est un exercice compliqué. Surtout lorsque dans nos modèles de consommation les denrées sont régulièrement produites très loin des territoires où elles sont distribuées, dans des conditions difficiles à appréhender.

On constate que certaines denrées sont plus coûteuses que d’autres, mais on n’en comprend pas obligatoirement la logique. Pour certains aliments, la distance et le prix final manquent de cohérence. Les consommateurs ont généralement peu de moyens de savoir si le prix auquel ils payent leurs denrées alimentaires permet une rémunération correcte aux producteurs, mise à part les exceptions, notamment grâce aux organisations de commerce équitable.

Nos modes alimentaires sont caractérisés par trois distanciations principales. Par une « distanciation géographique » mais aussi par une « distanciation cognitive » (1) avec la méconnaissance des conditions et modes de production des denrées. Enfin, par une distanciation politique dans la perte de contrôle des citoyens et même des Etats à organiser leur souveraineté alimentaire. Ces trois distanciations sont génératrices d’une grande vulnérabilité.

Le coût lowcost ?

L’alimentation lowcost est en réalité très coûteuse, même si en tant que consommateurs nous n’en faisons pas directement les frais. Le professeur en agronomie et partisan de l’agroécologie  Marc Dufumier explique comment les aliments les moins coûteux et donc les plus accessibles sont en réalité porteurs de coût à retardement importants. Quels sont ces coûts cachés, comment mieux les connaître et les considérer ?

Le professeur de droit international belge et ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’Alimentation, Olivier De Schutter explique comment les coûts sociaux, environnementaux et sanitaires liés à l’alimentation ne sont à aucun moment répercutés dans le prix que le consommateur paye. Néanmoins, ceux-ci devront être payés un jour ou l’autre, principalement par les générations futures, ou encore par le contribuable. En termes environnementaux, les coûts « cachés » à payer correspondent à la dégradation des sols, la pollution des eaux, les émissions de CO2 et les effets sur le changement climatique. En termes sociaux, cela comprend les conditions précaires de travail, des problèmes de santé physique et psychologique liés à une mauvaise alimentation, mais aussi le dépeuplement des campagnes.

Les rapports de la FAO calculent des coûts environnementaux cachés qui s’élèveraient à 2100 milliards de dollars en moyenne, et pour les coûts sociaux le montant serait de 2700 milliards de dollars.

Une histoire de choix

Marc Dufumier explique que dans nos modèles actuels où la souveraineté alimentaire s’oppose complètement aux règles du commerce international ultra-puissantes c’est entre autres aux individus d’agir séparément. Les actes et les choix de consommation peuvent avoir des conséquences. C’est finalement la somme de nos choix individuels qui peut faire évoluer la situation. Pour lui il est important de considérer que lorsque que nous décidons en tant que consommateur d’acheter un produit à la place d’un autre, cela a déjà un effet « macro-économique » important. Le scientifique estime que le passage en caisse est comparable au dépôt d’un vote en isoloir.

La culture de la tomate en Andalousie illustre ce propos. L’Espagne représente à elle seule 23% des importations annuelles de tomates en France et permet au pays de se fournir en tomates toute l’année, particulièrement durant les saisons fraiches en France. La distanciation géographique ne permet pas au consommateur de prendre conscience des ravages que ces cultures ont sur l’environnement. Celles-ci nécessitent de grandes quantités d’eau. Les modes de production sous serre plastique sont très polluantes et peu contrôlées. On retrouve continuellement des morceaux de plastique dans la mer ou dans les sols autour des cultures. Ces dégâts environnementaux ne sont pas ressentis à l’heure actuelle, mais si ce mode de culture se poursuit l’addition finira par être salée. Si les sources d’eau taries et les sols devenus infertiles ne nous empêchent toujours pas de manger des tomates en décembre elles engendrent des « coûts cachés » que les générations futures payeront pour nous.

L’accessibilité

Les consommateurs sont de plus en plus invités à privilégier le commerce local mais encore faut-il cerner les enjeux de ce choix plus onéreux. Marc Dufumier rappelle que le problème des coûts élevés ne se situe pas dans les magasins bios ou de produits locaux, mais plutôt dans les zones commerciales qui nous éloignent beaucoup trop des coûts réels. Produire en respectant l’environnement est plus cher, lorsqu’on décide d’employer plus de personnel pour remplacer les produits phytosanitaires, ou encore plus de personnes pour récolter à la main au détriment des grosses machines. Il est aussi plus cher de produire lorsque l’on respecte les droits des personnes qui travaillent la terre, qui sont censés pouvoir vivre convenablement, et non seulement survivre.

Marc Dufumier cite l’exemple du riz, « lorsque deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial, il y a deux cent fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme ou un homme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas et d’ailleurs ».

Il serait sensé de payer plus pour le riz récolté à la main, car dans la chaine de production, un individu doit être reconnu pour son travail. Il est temps que cette énergie de travail soit reconnue, rémunérée et retraduite sur le marché international.

Les coûts cachés de la production de café en Éthiopie et au Pérou

Selon le rapport Basic (2) « Café : la success story qui cache la crise – Étude sur la durabilité de la filière du café », en 2017, plus de 9 millions de tonnes de café ont été produites dans le monde. C’est la denrée alimentaire la plus échangée au monde, et c’est aussi une des denrées qui génère le plus de coûts cachés liés à toute sa chaine de production.

Dans le commerce du café, les coûts sociétaux correspondent aux dépenses obligatoires mises en œuvre pour réduire les impacts sociaux et environnementaux engendrées par les grosses productions de café. Ces coûts sont liés majoritairement à la réparation des dommages causés par les modes de production industrielle. Le rapport va chercher à identifier ces différents coûts et à analyser les effets atténuants que permettent le développement des organisations de commerces équitable, très actives dans la filière café.

Analyser l’ampleur des coûts permet d’analyser la soutenabilité de la filière et la soutenabilité de nos modes de consommation. En ce qui concerne le marché du café, les incohérences sont nombreuses. Le rapport fait mention de la crise en 2000 appelée « le paradoxe du café » ; un moment où la consommation et la production de produits à base de café ont fortement augmentés dans les pays consommateurs à travers le monde, et où en même temps les producteurs de l’autre côté de la chaine ont été obligés de vendre leurs grains de café à des prix de plus en plus dérisoires, subissant les fluctuations mondiales du café. Lorsqu’ils auraient dû gagner plus grâce à de bonnes ventes, les producteurs ont gagné moins.

Depuis, les débats relatifs au commerce équitable se sont fortement développés et leur retentissement permet d’atténuer les impacts socio-environnementaux de la filière. En Ethiopie, alors que les coûts dans les filières équitables (qui promeuvent une production majoritairement sans intrants chimiques ni mécanisation) sont à peu près les mêmes que dans le circuit conventionnel, l’action des organismes de commerce équitable a permis une réduction d’environ 12% du coût sociétal lié à la sous-rémunération des producteurs de café. En 2017, 29% des coopératives productrices de café en Éthiopie sont certifiées Fairtrade.

Au Pérou, le rapport indique qu’avec une double certification (commerce équitable et certification bio) les coûts sociétaux liés à la sous-rémunération ont été réduits de 30%. Les méthodes biologiques permettent également de minimiser les coûts environnementaux liés à la pollution ou à la perte de fertilité des sols. Par l’utilisation des méthodes sans intrants chimiques, la biodiversité est mieux préservée. In fine cela permet aussi un stockage de carbone supérieur de presque 70% par rapport à un système de production en conventionnel.

Mais en dehors de ces améliorations, la production de café au sein des petites exploitations reste majoritairement non viable. Ces exploitations ont généralement un fort besoin de main d’œuvre difficile à trouver et à financer. Il faut environ 50 personnes pour 100 ha de café cultivé contre 15 pour une culture de riz et 10 pour une culture de sucre de canne (3). Les conditions de travail sont très précaires (sous-rémunération, fatigue, exposition aux produits chimiques). En Éthiopie, il a été calculé que pour que les producteurs de café puissent vivre décemment et dépasser le seuil de pauvreté l’export du café devrait rapporter 785 millions de dollars en étant vendu à un prix juste. Or, en 2017 la vente du café n’a rapporté aux producteurs que 308,5 millions de dollars. Ce qui résulte d’un coût sociétal de 476,5 millions de dollars. On peut appeler cela le « manque à gagner » des producteurs.

La nécessité d’un changement de paradigme 

En plus de la dimension individuelle, les problèmes sont à résoudre dans la sphère politique et institutionnelle, par des politiques publiques qui pourraient aider les initiatives d’agricultures durables, récompenser davantage le développement de nouveaux modèles alimentaires pour les sortir de la « niche » où ils se trouvent. Également par le biais de l’éducation, dans les écoles et par la formation. Les États souverains doivent pouvoir financer la recherche pour un système alimentaire plus juste et durable.

Les autorités publiques doivent aussi retrouver un rôle de régulateur des importations et des exportations. Enfin, les États du monde entier doivent garantir à leur population la possibilité de se nourrir convenablement et durablement. Ce qui implique de prendre soin des terres qui nourriront les générations futures. Pierre Janin parle d’un système alimentaire futur où le rôle de l’État serait de « favoriser l’émergence des circuits courts et la reterritorialisation de la production alimentaire » (4) afin d’accéder à une réelle souveraineté alimentaire.

Rédaction : Adèle Funes

Cet article est réalisé par :

Défis Sud

(1) Audrey Vankeerberghen et Julie Hermesse,Transitions pour une alimentation juste et durable à Bruxelles, Academia l’Harmattan, Louvain-la-neuve, 2020, 268p.

(2) Rapport Basic « Café : la success story qui cache la crise – Étude sur la durabilité de la filière du café ».

(3) Dominique Allier, Dynamique du café au Pérou et marché internationaux, 2011.

(4) Janin, Pierre. «Les défis de l’approvisionnement alimentaire : acteurs, lieux et liens», Revue internationale des études du développement, vol. 237, no. 1, 2019, pp. 7-34.