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21 mars 2024

L’OMC, UNE INSTITUTION EN BERNE

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La dernière semaine de février 2024 s’est tenu, à Abou Dhabi, la 13e conférence ministérielle (CM13) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette organisation est accusée d’être anti-démocratique et en état de mort cérébrale. Les organes qui la composent sont grippés et elle menace d’emporter avec elle toute possibilité de coopération multilatérale sur le commerce. Qu’en est-il au niveau du commerce agricole ?

du gatt à l’omc

À la suite de la 2e Guerre mondiale, les nations les plus puissantes et victorieuses s’entendent pour établir des règles commerciales permettant d’augmenter les échanges de biens et services au travers du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Il s’agit essentiellement de réduire les droits de douane des pays membres afin d’augmenter les flux commerciaux. Tout d’abord ciblé sur des produits spécifiques, ces négociations (on parle de cycle ou round) vont progressivement s’élargir à davantage de produits. Dès le départ, ces négociations commerciales sont avant tout motivées par la volonté d’étendre les marchés des pays riches et producteurs vers de nouveaux pays.

L’agriculture restera globalement absente des négociations jusqu’en 1986, date du début du cycle de l’Uruguay. Source de fortes tensions, ce cycle se débloquera lorsque les États-Unis et l’Union européenne seront parvenus à une entente. La cause du litige ? Les aides au prix de soutien interne et les subventions à l’exportation de la politique agricole commune européenne qui faussent les prix agricoles au niveau mondial. Le cycle de l’Uruguay aboutira donc à la signature des Accords de Marrakech en 1994, sorte de constitution de l’OMC, qui verra le jour en 1995. Cet accord comporte un biais géoéconomique majeur, car il résulte d’une entente entre nations industrialisées qui leur bénéficie presque totalement, ce qui ne manquera pas de créer des tensions très rapidement du côté des pays en développement*.

L’OMC est une institution multilatérale gérée par les membres (164 + 2 entrants à la CM13) créée afin de coordonner les échanges commerciaux de biens et de services. Au travers de la signature de multiples accords qui régissent toujours à l’heure actuelle les règles du commerce mondial, l’organisation facilite l’ouverture commerciale, réduit les obstacles au libre-échange et appuie les membres dans le règlement de leurs différends commerciaux.

Pour l’agriculture, l’Accord sur l’agriculture (AsA) est la clé de voute des échanges agricoles et sources de crispations pour de nombreux pays. En effet, il constitue l’acte fondateur de la marchandisation des produits agricoles, les soumettant aux mêmes principes de dérégulation et de libéralisation des marchés que le reste des produits industriels et des services. L’AsA est donc dénoncé par de nombreuses organisations, comme la Vía Campesina, qui demandent la sortie de l’agriculture de l’OMC, considérant que l’alimentation ne peut pas être considérée comme une marchandise quelconque.

Au-delà, les enjeux géopolitiques ont changé depuis la fin de la 2e Guerre mondiale et a fortiori depuis 1995. Les pays en développement* occupent dorénavant une place majeure sur l’échiquier mondial. À leur tête, les BRICS (pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), le G33 (comprenant 46 pays) ou les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) veulent rebattre les cartes d’un système qui a toujours été pensé pour permettre aux nations les plus riches et industrialisées d’étendre leurs marchés, au détriment des pays en voie d’industrialisation et aux revenus plus faibles.

la fin d’un monde bipolaire

Dès 2001 est engagé le Programme de Doha pour le développement (ou cycle de Doha) qui, en matière agricole, devait engager les pays développés* à réduire les subventions à l’exportation, à diminuer les mesures de soutien interne et à accorder un meilleur accès de leurs marchés aux pays tiers. Censées durer 3 ans, ces négociations ont patiné jusqu’à être enterrées en 2006. Depuis, des négociations ont repris sur des sujets annexes, mais le cœur des négociations, à savoir les subventions à l’exportation [1] des pays développés*, a, lui, été abandonné. On peut donc considérer le cycle de Doha comme un échec.

Depuis lors, l’OMC cherche à avancer sur de nouveaux sujets de négociations afin d’oublier l’échec de Doha. Pourtant, pour une partie des pays en développement*, l’aboutissement du cycle de Doha est la condition sine qua non pour poursuivre l’élargissement des négociations agricoles.

La substance de ces tensions réside dans la capacité exportatrice des agricultures des pays développés* ainsi que des pays agro-exportateurs (dits du Cairns, regroupant Australie, Brésil, Argentine, etc.) qui défendent farouchement le soutien interne de leur agriculture et une réduction des barrières tarifaires, obstacles aux velléités exportatrices de leur modèle agricole. De l’autre côté, des pays en développement* avec des systèmes agricoles plus fragiles et une population dans une situation d’insécurité alimentaire. Ces pays demandent plus de protection aux frontières afin de se protéger des importations bon marché et de la liberté d’action afin de pouvoir mettre en place des programmes de soutien à leur agriculture.

Un sujet de très fortes tensions se cristallise autour de la question des stocks publics à des fins de sécurité alimentaire. Une douzaine de pays, dont l’Inde est le porte-voix le plus revendicatif, ont mis en place des programmes de stocks publics afin de 1. acheter la production à prix conventionnés à des agriculteur·ice·s ; 2. réaliser des stocks publics à relâcher en temps d’insécurité alimentaire ; et 3. subvenir aux besoins domestiques des plus démuni·e·s en les alimentant en cas de nécessité.

Sauf que les règles de l’OMC sont claires : toute entrave au libre-échange et tout outil qui perturberait la fixation des prix par le marché sont prohibés en droit commercial de l’OMC. Qu’à cela ne tienne, à Bali en 2013, les pays en développement* ont obtenu une clause de paix sur cette question des stocks publics.

La clause stipule que, bien que ces programmes de stocks publics soient contraires au droit de l’OMC, les pays développés* ne saisiront pas l’Organe de règlement des différends (ORD), qui traite des conflits entre États membres. D’une durée de 4 ans, cette clause se voit prolongée jusqu’à nouvel ordre à Nairobi en 2015, sans toutefois qu’une solution permanente ne soit trouvée. En outre, cette clause est truffée de conditionnalités qui rendent sa généralisation à d’autres pays presque impossible.

Chou blanc

En 2022, les pays du G33, du groupe ACP et le groupe Africain, regroupant 80 pays – soit la moitié des membres de l’OMC – soumettent une proposition à l’OMC (JOB/AG/229) demandant qu’une solution permanente soit trouvée sur la question des stocks publics. À la CM13, cette proposition s’est retrouvée sur l’ébauche du texte agriculture, mais n’a finalement pas été adoptée, car malgré l’optimisme qui régnait en amont de la ministérielle, l’écueil des antagonismes entre membres a refait surface. Les négociations ont finalement fait chou blanc !

Un autre outil intéressant mis en avant par les pays en développement* pour protéger leurs systèmes alimentaires est le mécanisme de sauvegarde spécial (MSS). Il s’agit d’un outil permettant de relever temporairement les droits de douane sur certains produits alimentaires, affectant négativement les revenus des agriculteur·ice·s et le secteur agricole dans les pays en développement*. De la même façon que pour les stocks publics, le MSS a fait l’objet de multiples engagements de la part de l’OMC ainsi que de nombreuses propositions par les pays en développement*.

Cette proposition reste toujours au point mort : l’UE et les États-Unis en tête refusent que certains marchés puissent leur être refusés et bloquent donc toutes négociations en la matière. Pourtant, un mécanisme similaire, incrusté dans l’AsA lors du cycle de l’Uruguay, la clause de sauvegarde spéciale (SGS), est accordé à 38 pays, dont 16 pays développés. La SGS a jusqu’ici été activé en majorité par les pays développés*.

On observe donc ici toute l’iniquité qui réside à la fondation de l’OMC : l’architecture même de l’AsA permet aux pays développés* de protéger leur agriculture ; ces mêmes pays continuent dans le même temps de bloquer les possibilités des pays en développement* pour mettre en place des outils similaires.

tensions internes

Mais si les tensions agricoles portent préjudice à la crédibilité de l’OMC, c’est de l’intérieur que l’effondrement de l’organisation est le plus patent. Cette dernière est composée de différents organes et l’ORD, peut-être le plus important d’entre eux, est à l’arrêt depuis 2019.

L’ORD est la structure juridique permettant de trancher les différents entre pays membres. Multilatéralisme oblige, il est interdit de riposter directement à une attaque commerciale, c’est donc à l’ORD de statuer. Elle est l’autorité qui garantit le caractère contraignant des accords OMC.

Au centre de l’ORD, 7 juges qui constituent l’Organe d’appel (OA) ayant pour mission de statuer dans le cas où le jugement de l’ORD insatisfait une des deux parties. Les juges sont nommés à l’unanimité par les États membres. Seulement, depuis 2019, les États-Unis refusent catégoriquement toute nouvelle nomination au sein de l’OA.

Un retour en arrière s’impose : dès la création de l’OMC, les États-Unis ont été réticents à la création de l’OA par crainte d’un blocage des mesures commerciales étatsuniennes. L’histoire leur a en définitive donné raison, car l’OA a été saisi pour contester plus de deux tiers des décisions de l’ORD et a régulièrement donné tort aux États-Unis dans le cadre de ses mesures anti-dumping ou de sauvegarde. Il est également reproché à l’OA d’être sorti de son mandat en interprétant les règles commerciales dans l’objectif de sermonner les États membres.

Évidée de son organe juridique, l’OMC se retrouve incapable de juger quelconques conflits commerciaux alors que ceux-ci sont devenus monnaie courante. Les spécialistes parlent de mort clinique de l’OMC.

mais alors que reste-t-il à faire à l’OMC ?

L’actualité est brûlante au niveau agricole avec des manifestations sans précédent dans plus de 65 pays à travers le monde depuis janvier 2023 [2]. La toile de fond c’est une demande de prix plus justes pour les produits agricoles, une meilleure régulation du marché ainsi que des programmes de gestion de l’offre. Ce mécontentement démontre toutes les impasses du modèle agricole mondialisé et l’incapacité de l’OMC a y répondre. Mais alors quelle stratégie adopter : donner le coup de grâce à une organisation léthargique et inefficace, mais en courant le risque d’enterrer définitivement tout multilatéralisme, ou profiter de l’occasion pour avancer des réformes profondes de l’OMC et enfin prendre en compte la voix des pays en développement* ?

Pour l’organisation paysanne Vía Campesina, qui dénonce l’inadéquation de l’OMC pour traiter des matières agricoles, l’OMC n’a fait qu’appauvrir et affamer la planète et tout particulièrement les pays du Sud global. Avec un slogan comme « l’OMC et les accords de libre-échange HORS de l’agriculture ! », le syndicat refuse catégoriquement de parlementer avec une organisation illégitime en matière d’agriculture. La Vía Campesina appelle à créer un nouveau cadre international basé sur les principes de la souveraineté alimentaire et de justice sociale [3].

Pour le réseau Our World is not for Sale (OWINFS) [4], né de la déroute de l’OMC en 1999 à Seattle, l’approche vis-à-vis de l’OMC est plutôt shrink and sink (rétrécir et couler) afin de progressivement retirer des prérogatives à l’organisation tout en promouvant une approche plus équitable du commerce international. Ainsi, s’appuyant sur de nombreux réseaux de la société civile, OWINFS développe une expertise sur de multiples sujets, vient appuyer les revendications du Sud global, conseille les délégations des États membres et organise des actions

Ces deux organisations dénoncent un système commercial inique et nourrissent un idéal de justice sociale et environnementale au niveau international. Sans nécessairement les opposer, elles divergent néanmoins dans leur approche. Le retrait de l’agriculture de l’OMC souhaité par Vía Campesina impliquerait une nouvelle institution pour fixer les règles du commerce international sur les échanges agricoles. Il faudrait également doter cette institution d’un organe juridique de règlement des différends. Pourtant, dans une époque où prospère le nationalisme et le repli des nations et où le multilatéralisme est en berne, quels sont les espoirs de voir émerger une telle institution ? Si les États ont échoué à s’entendre au sein de l’OMC, peut-on vraiment s’attendre à plus de concorde auprès d’une autre institution ?

Rédaction : Jonas Jaccard

Réalisé pour :

Défis Sud

* Bien que ne correspondant pas à notre vision, nous reprenons ces termes, car ils correspondent aux catégories de pays utilisés dans le langage OMC.


[1] Bien qu’officiellement regroupées sous la boite verte, regroupant les subventions n’ayant pas d’effets distordant sur le commerce, ces subventions internes des pays développés* ont un effet de dumping sur les pays tiers, ce fait dire à de nombreux spécialistes qu’elles constituent toujours des subventions à l’exportation.

[2] DownToEarth, « Farmers in at least 65 countries rose up in protest since January 2023. Here’s why », 14 février 2024.

[3] La Vía Campesina, « Les accords de libre-échange : échecs commerciaux évidents, urgence et nécessité d’une alternative », 26 février 2024.

[4] www.ourworldisnotforsale.net