13 mars 2025
JAGROS 2025 : Agir pour une agriculture juste et durable
Lire la suite30 mars 2022
Des articles de presse récents ont expliqué les dangers que l’invasion russe en Ukraine représente pour la sécurité alimentaire mondiale (1,2). Moins connues sont les offensives de multinationales de l’agroalimentaire telles que Syngenta pour dénaturer les concepts de souveraineté alimentaire et d’agroécologie. Ces dévoiements, qui paraissent de prime abord moins dramatiques que la guerre et ses milliers de morts immédiats, ont pourtant – nous le verrons – un rapport indirect avec les risques alimentaires graves que provoquent le conflit armé.
En mars 2022, Bruxelles a accueilli la 10e édition du Forum pour le futur de l’agriculture (FFA). Ses organisateurs, entre autres Syngenta (multinationale de l’agroalimentaire) et ELO (lobby des grands propriétaires fonciers européens), y ont défendu les modèles agricoles qu’ils considèrent appropriés aux défis alimentaires et environnementaux actuels.
Dans une note de synthèse, estampillée Syngenta et diffusée en décembre dernier en conclusion d’une édition régionale du FFA (3), certaines phrases semblent tirées tout droit d’un manuel publié par des ONG de défense de la souveraineté alimentaire. Par exemple : « La souveraineté alimentaire est devenue une question à l’échelle mondiale ». Ou encore : « La transition agroécologique doit passer en priorité par l’accompagnement des agriculteurs et le travail en commun des différents acteurs ».
Confronté à ce document, le député européen Benoît Biteau (Europe Écologie – Les Verts) fulmine :
C’est de la récupération. Ils utilisent ce vocabulaire en en dévoyant la définition. La souveraineté alimentaire a été clairement définie par la Via Campesina et par les Nations unies. Quand elles en parlent, elles ne font pas de l’arithmétique qui consiste à diviser le nombre de calories produites à l’échelle de la planète par le nombre d’habitants pour obtenir un ratio qui prouverait que la souveraineté alimentaire est ou n’est pas atteinte.
Le député note également que le document de Syngenta verse vite dans la contradiction :
Regardez, l’illusion ne dure pas longtemps, quelques lignes en dessous de leur mention de l’agroécologie, on lit déjà que l’agriculture devrait rester productive et exportatrice.
Benoit De Waegeneer, coordinateur du Service information et plaidoyer chez SOS FAIM analyse également cette récupération de vocabulaire :
Aujourd’hui il y a peu de gens pour affirmer qu’il ne faut pas une transition. Les organisateurs du Forum prétendent être prêts à tout changer, mais fondamentalement ils ne veulent que rien ne change et certainement pas les inégalités de pouvoir, les rapports de forces au sein des systèmes alimentaires, sans compter qu’ils cherchent sans cesse à augmenter leurs marges bénéficiaires.
Malgré l’utilisation de termes à la mode tels que l’agroécologie, rien n’indique que les pratiques changeront. « Syngenta n’éprouve apparemment aucun remord que des pesticides interdits d’usage chez nous soient encore exportés et utilisés dans des pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine », s’offusque Benoit De Waegeneer :
Ces pesticides nuisent à la santé, à l’environnement et à la biodiversité. Ils perpétuent un modèle destructeur. L’ironie est qu’une partie de ces pesticides nous reviennent sous formes de résidus présents dans des produits que nous importons. On voudrait également nous faire croire que la réponse aux enjeux de la faim résiderait dans toujours plus de technologie, toujours plus de place au secteur privé, etc. Des alternatives et dynamiques paysannes durables voient pourtant le jour tous azimuts, au Nord comme au Sud. Ce Forum organisé par Syngenta fragilise ces dynamiques.
Les belles promesses sont déjà oubliées. À partir du 1er janvier 2023, selon la nouvelle politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne, les exploitations dépassant dix hectares devraient réserver au moins 4% aux jachères (terres non cultivées). Mais à cause des besoins d’augmentation de production agricole induits par la guerre en Ukraine, l’UE a déjà décidé d’assouplir temporairement les règles (4). Les ambitions contenues dans la stratégie européenne intitulée « De la ferme à la fourchette » paraissent également remises en cause ; Benoît Biteau détaille :
Dans cette stratégie on a préconisé des ambitions de réduction de 20 % des engrais de synthèse, de 50% des pesticides et des antibiotiques. On porterait à 25% les surfaces en agriculture biologique en Europe à l’horizon 2030.
Un nouveau document divulgué par le site Corporate Europe montre comment CropLife, un groupe de pression pro-pesticides, mène également compagne en faveur d’un gel de ces ambitions (5).
Figurez-vous qu’avec un cynisme, une indécence rare, les tenants de l’agriculture productiviste s’autorisent aujourd’hui à remettre en cause ces ambitions au motif que la crise ukrainienne nous mettrait en difficulté », explique Benoit Biteau … « Mais c’est précisément parce qu’on a trop tardé à mettre en œuvre la stratégie De la Ferme à la Fourchette qu’on est désormais vulnérables sur fond de crise ukrainienne… Ce n’est pas acceptable.
Cette vulnérabilité est très bien expliquée par Christophe Alliot, directeur de Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne) :
On a longtemps pensé que les pesticides aideraient à sécuriser la production alimentaire en Europe. On se demande aujourd’hui comment on a pu y croire alors que le secteur qui produit les pesticides est contrôlé aux deux tiers par des oligopoles telles Bayer, BASF, Syngenta et Corteva, elles-mêmes fortement contrôlées par des fonds d’investissements soit aux Etats-Unis soit en Chine.
Christophe Alliot constate :
Les centres de prises de décision ont donc progressivement quitté l’Europe… le constat est même drastique concernant Syngenta. Suisse à l’origine, elle a été rachetée par ChemChina et est donc aujourd’hui entièrement contrôlée par l’État chinois.
Le canard qui cancane que le secteur des pesticides est florissant, voire rentable, est un canard boiteux. Christophe Alliot démontre que les résultats financiers de ce secteur sont biaisés lorsqu’ils ne tiennent pas compte des coûts externes :
Nous avons mené une étude sur ces coûts au niveau de l’Union européenne. Si l’on prend en considération les effets des pesticides sur la santé et l’environnement ainsi que les aides et subsides accordés au secteur, les bénéfices peuvent au moins être diminués de moitié (…) On constate également que le succès actuel du secteur repose en grande partie sur sa capacité à exporter des pesticides non autorisés en Europe vers des pays émergents tels que le Brésil, l’Inde, l’Argentine et récemment encore l’Ukraine.
Aujourd’hui, dans notre système agricole, la majorité des céréales et des cultures sont cultivées pour l’alimentation animale. Les importations de soja représentent 20% de la surface agricole européenne. Notre système est devenu inefficace en termes de calories produites. Nous n’avons plus de surplus. Nous sommes dépendants, nous n’avons presque plus de marges de manœuvre en cas de conjonctures défavorables. La guerre en Ukraine est un exemple frappant.
Christophe Alliot conclut qu’une économie agricole se passant des pesticides interdits dans le monde entier permettrait de nombreuses améliorations.
Cette agriculture sans pesticides toxiques serait plus compatible avec le bien-être animal. Elle aurait entre autres des impacts positifs sur le climat et la déforestation. Elle permettrait la production d’aliments plus sains. Les balances commerciales agricoles seraient exprimées en valeur plutôt qu’en volume, la biodiversité et la fertilité des sols seraient au cœur de nos systèmes, etc.
Mais cette agriculture sans pesticides interdits n’a bien entendu pas besoin des guerres et des rétropédalages qui en découlent ? Elle n’a pas non plus besoin du greenwashing et des récupérations conceptuelles de multinationales qui continuent à produire des pesticides.
Rédaction : Pierre Coopman
Réalisé par :
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