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Lire la suite28 janvier 2020
Un entretien avec Pablo Solón
Les 13 années de présidence d’Evo Morales à la tête de l’Etat bolivien ont connu un épilogue tragique fin 2019. Pour comprendre le sens des événements, Défis Sud s’est entretenu avec l’altermondialiste bolivien Pablo Solón.
Malgré un référendum en 2016 interdisant au chef de l’État de briguer un quatrième mandat (1), Evo Morales s’est présenté aux élections présidentielles d’octobre 2019. Après des résultats contestés, sa réélection a été proclamée. Face aux protestations et aux manifestations violentes, Evo Morales a annoncé la tenue de nouvelles élections mais l’armée l’a appelé à démissionner et il s’est réfugié au Mexique puis en Argentine. La conservatrice Jeanine Áñez, vice-présidente du Sénat, est devenue provisoirement présidente de la République. De nouvelles manifestations dénonçant un coup d’Etat militaire ont alors éclaté dans les régions majoritairement favorables à Evo Morales. Des élections générales boliviennes, législatives et présidentielles, doivent finalement avoir lieu le 3 mai 2020.
Dans ce contexte tendu, l’altermondialiste bolivien Pablo Solón a publié une lettre ouverte (2) où il regrette que ces tensions politiques relèguent au second plan des enjeux de développement durable importants pour la Bolivie.
Issu de la société civile, Pablo Solón a participé aux mouvements qui en 2006 ont porté au pouvoir Evo Morales. Au sein du premier gouvernement Morales, il a été le principal promoteur de la Déclaration des Droits de la Terre-Mère. Successivement délégué du Comité de réflexion stratégique pour l’Intégration de l’Amérique du Sud, Secrétaire de l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR) et Ministre du Commerce extérieur, il a été nommé ambassadeur à l’ONU de 2009 à 2011. Il a pris ses distances avec le gouvernement Morales en 2011, notamment pour exprimer son désaccord à propos de la construction d’une route commerciale vers la Brésil traversant le Territoire indigène et Parc naturel Isiboro Sécure (Tipnis). En 2012, il a joué un rôle important dans l’organisation à Cochabamba en Bolivie de la Conférence mondiale des Peuples contre le Changement climatique. Ce sont entre autres ses engagements dans la lutte contre la déforestation et contre le changement climatique qui l’ont ensuite amené à diriger l’ONG altermondialiste Focus on the Global South, à Bangkok, jusqu’en 2015.
Vous êtes à l’origine de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de plusieurs résolutions dont la reconnaissance du Droit humain à l’eau et la Déclaration de la Journée internationale de la Terre-Mère. Vous avez été responsable pour la Bolivie des négociations climatiques aux Nations unies. Les crises politiques et sociales en Bolivie, comme dans de nombreux autres pays actuellement, ne risquent-t-elles pas de faire passer la défense des enjeux climatiques et environnementaux au second plan ?
S’ils passent au second plan, ils ne tarderont pas à se réimposer au premier plan. Pour défendre les enjeux environnementaux, le concept de Terre-Mère restera utile. Ce concept implique que nous assumions que nous faisons partie du système planétaire. Nous sommes tous interconnectés. Le concept trouve ses origines dans la cosmogonie de la Pachamama en Bolivie, mais le combat pour sa défense est universel. En Bolivie, les Droits de la Terre-Mère adoptés par la loi en 2010 en sont malheureusement restés au niveau des discours tenus dans des conférences nationales et internationales, alors que simultanément de nombreux projets qui violaient ces Droits de la Terre-Mère étaient réalisés. Notre combat en Bolivie est maintenant de préserver la capacité du système judiciaire bolivien à défendre les Droits de la Terre-Mère.
En 2012, à Cochabamba, j’ai participé à l’organisation de la Conférence mondiale des Peuples contre le Changement climatique. La Déclaration finale ne parlait pas seulement d’émissions de gaz à effet de serre mais également de changements de relations avec la nature, la forêt, l’agriculture et les énergies fossiles. Nous devons accepter que le système terre est un système composé de cycles vitaux. J’ai été négociateur aux COP de 2010 et 2011. C’était comme si on y discutait avec un médecin qui ne se soucie que de votre température et pas des maladies qui provoquent la fièvre. Il s’agissait essentiellement de parler de quantités d’émissions. On s’y interrogeait trop peu sur ce que les Etats devraient faire avec leurs secteurs énergétiques, leur agriculture, leur industrie et leurs transports… La façon dont les négociations sont organisées est probablement l’une des raisons pour lesquelles les résultats ont été décevants lors de la récente COP à Madrid.
Qu’est-ce qui a empêché que les discours d’Evo Morales sur la Terre-Mère se traduisent en réalités concrètes et vérifiables ?
Il faut pouvoir analyser ce qu’Evo Morales a fait. Appliquait-il les politiques annoncées et la Constitution adoptée en 2009 ? Quels types de projets développait-il ? Etaient-ils extractivistes ? La réponse est oui. Son extractivisme était-il différent de celui de gouvernements néolibéraux ? La réponse est non. A-t-il violé les droits humains dans l’affaire du Tipnis ? La réponse est oui. Toutes ces questions sont trop peu posées, et quand elles le sont, beaucoup d’observateurs ont tendance à minimiser, à projeter la responsabilité sur d’autres, ce qui permet de faire l’économie d’une analyse profonde de ce qui est arrivé. Dans la question du lithium, par exemple, un très mauvais marché a été conclu avec l’entreprise allemande Acisa, sans que les communautés de la région de Potosi autour des gisements, dans les hauts plateaux boliviens, ne participent aux bénéfices des exportations. C’était une mauvaise joint-venture. Les revendications du partenaire allemand en matière de droits de brevet et de contrôle des flux financiers ont provoqué des protestations et de longs mois de mobilisations à Potosi. Sous la pression, Evo Morales a fini par annuler le contrat. Il n’a pas nationalisé, il a juste annulé un contrat avec une entreprise.
Pensez-vous qu’Evo Morales a eu des difficultés à concilier les aspects positifs de ses idées avec la pratique du pouvoir ?
Oui je le pense. Le talon d’Achille du politicien est le rapport qu’il entretient au pouvoir. Tous les dirigeants, de toutes les obédiences idéologiques, quand ils arrivent au pouvoir, pensent qu’ils vont changer l’Etat, sans réaliser que le pouvoir va également les changer. Le pouvoir a sa propre dynamique. Quand on y accède, on se transforme. Que l’on soit bon ou mauvais au départ, il faut savoir qu’on pénètre dans le jardin du diable… Un des problèmes de la logique du pouvoir, est qu’elle priorise la recherche du maintien de ce pouvoir. Dès son accession à la tête de l’Etat, Evo Morales a consacré beaucoup trop de temps et d’énergie à renforcer ses prérogatives et à ne plus les lâcher. Une autre de ses erreurs est de ne pas avoir compris qu’il incombe au chef de l’Etat d’autoriser le développement d’un contre-pouvoir. Il est vital pour la continuité de l’Etat de permettre aux organisations de la société civile et aux mouvements sociaux de rester indépendants et d’avoir la liberté de critiquer les actions de l’Etat. Bref, Il ne faut être pris par la tentation de confisquer le pouvoir… En théorie, ce sont les dirigeants d’extrême droite qui cèdent à ces tentations, mais les politiciens de gauche en Amérique latine, à Cuba, au Venezuela, etc., y succombent aussi régulièrement.
Comment envisagez-vous l’avenir de la Bolivie ?
Il faut reconstruire les mouvements sociaux boliviens. En 2006, nous avions une société civile très forte, les organisations étaient bien structurées, créatives et indépendantes. Nous avons perdu cela durant les 13 dernières années de gouvernement. Les organisations sociales ont commencé à être dépendantes de l’Etat. Les dirigeants de la société civile sont devenus des fonctionnaires. Des organisations sociales ont été transformées en clientèles. Les organisations indigènes sont divisées. Il faut reconstruire la fabrique sociale bolivienne et cela ne va pas être simple.
Propos recueillis par Pierre Coopman
(1) Lors de ce Referendum, proposé par Evo Morales, 51,3% de la population s’est prononcé pour le non à un possible quatrième mandat pour le Président et son vice-Président Álvaro García Linera. Au début, Evo reconnut sa défaite.