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14 mai 2023

Rétrospective : la Covid-19, la guerre en Ukraine, et l’appât des spéculateurs

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speculation scaled 1 - : Rétrospective : la Covid-19, la guerre en Ukraine, et l’appât des spéculateurs
La situation est loin d’être stabillsée (istockphoto)

En 2023, les hausses de prix des matières premières alimentaires provoquées par la crise de la Covid-19 et ensuite par l’invasion de l’Ukraine se sont atténuées sans toutefois revenir à leur niveau antérieur. Aurions-nous dramatisé ces situations en publiant ces trois dernières années de nombreux articles (1) sur les menaces que ces crises entrainaient sur la sécurité alimentaire mondiale ? Nous ne le croyons pas.

Ces deux crises ont au contraire démontré l’impréparation des systèmes alimentaires mondiaux face aux imprévus. Leurs conséquences alimentaires devraient être analysées en profondeur pour préparer une transition vers des modèles qui pourront mieux résister aux chocs qui ne manqueront pas de se reproduire durant le 21e siècle.

Après la Covid-19, le monde a connu une nouvelle flambée des prix alimentaires avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ayant atteint des niveaux historiques en mars 2022, les prix mondiaux des produits alimentaires se sont finalement apaisés, notamment grâce à l’initiative céréalière de la mer Noire (juillet 2022) et à la reprise subséquente des exportations de blé ukrainien.

L’Afrique semble avoir échappé à des famines encore plus graves que les précédentes et que celles en cours… La situation est loin d’être stabilisée. La plupart des États nécessitant une assistance alimentaire dans le monde sont africains. Les conflits armés et les crises sécuritaires dans différentes régions de ce continent n’arrangent rien.

Et revoilà la spéculation

Durant ces deux crises, l’on a vu réapparaitre le phénomène inquiétant de la spéculation sur des matières premières alimentaires cotées en bourse. En juin 2022,  Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté, interrogé par la Radio-Télévision belge francophone (RTBF) dénonçait déjà :

Les leçons de la crise financière de 2007-2008 n’ont pas été tirées (…) Cinq ou six compagnies contrôlent 80% des transactions mondiales de céréales et détiennent l’essentiel des stocks. Mais ces compagnies ne publient pas l’état de leurs stocks.

L’opacité subsiste, elle génère de la spéculation. « Les marchés anticipent des hausses et provoquent des bulles spéculatives, c’est l’explication essentielle de l’augmentation des prix des denrées alimentaires sur les marchés mondiaux », concluait Olivier De Schutter.

Que font ces spéculateurs ? Ils n’ont pas physiquement des stocks alimentaires. Ils achètent des titres et les revendent en dehors de toute période de livraison physique des marchandises.  « Ces spéculateurs ne sont pas intéressés d’acheter des tonnes de blé, de maïs ou de soja », ajoutait Olivier De Schutter. « Ils sont intéressés à faire du profit à court terme en anticipant l’évolution des prix et en faisant des paris sur l’avenir ».

Ainsi, les contrats conclus au début de la guerre Russie/Ukraine en 2022, ont rapidement pris de la valeur. Les spéculateurs ont acheté pour pouvoir revendre leurs titres avec un bonus conséquent et bien avant la date de livraison des denrées alimentaires physiques. Les marchés ont paniqué. En 2022, en quelques mois, la tonne de blé est passée de 265 euros (janvier 2022) à presque 430 euros (mai 2022).

Quelques acteurs financiers ont engrangé des profits records mais n’ont certainement apporté aucune solution à la recherche de systèmes alimentaires durables. A moins qu’une règlementation internationale ne parvienne à réduire leur marge de manœuvre, ils n’ont qu’à attendre l’inévitable prochaine crise pour recommencer.

Le secret des stocks revient à autoriser la spéculation

Greenpeace a publié un rapport (2) qui constate que depuis 2020, les plus grandes entreprises agroalimentaires du monde ont généré des milliards d’euros de profits en profitant de la pandémie de la Covid-19 et de la guerre en Ukraine.

L’enquête de Greenpeace s’est penchée sur les bénéfices réalisés par 20 entreprises agroalimentaires du monde entier durant la période 2020-2022. Parmi ces entreprises, on retrouve quelques noms connus comme Cargill, Danone et Nestlé. Les conclusions montrent comment les géants de l’agroalimentaire ont exploité ces crises pour générer des bénéfices faramineux.

Déjà au début de l’invasion de l’Ukraine, Thierry Kesteloot,  dans interview pour la chaine de podcasts de SOS Faim/Humundi (3) s’inquiétait que « Quatre entreprises  – Cargill, Bunge, Archer-Daniels Midland et Dreyfus – contrôlent plus de 70 % du commerce international des céréales sans être soumises à l’obligation de communiquer les niveaux de leurs stocks. »

Greenpeace a effectivement pu montrer que le manque de transparence sur les niveaux réels des stocks céréaliers après l’invasion russe en Ukraine a largement favorisé la spéculation sur les marchés alimentaires et le gonflement des prix des denrées. Le stockage des céréales et leur probable passage temporaire sur des marchés financiers dématérialisés permettent aux entreprises de tirer parti de leurs propres informations pour réaliser des gains financiers, en truquant encore plus le marché en leur faveur et en privant les producteurs et les consommateurs de tout pouvoir.

Greenpeace Belgique s’est également intéressée aux acteurs de l’industrie agroalimentaire actifs en Belgique :  « Depuis 2020, 4 entreprises de catering (Sodexo, Compass, Aramark, ISS) ainsi que 3 chaînes de grande distribution (Carrefour, Delhaize, Colruyt) présentes sur le marché belge ont généré 12 milliards de profit pour leurs actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions », explique Albane Aubry, chargée de campagne agriculture et alimentation chez Greenpeace.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, ces entreprises – à l’exception de Colruyt – ont en réalité vu leur valeur sur le marché boursier augmenter significativement, soit de 12 milliards d’euros supplémentaires en valeur combinée. Ces profits gigantesques ont eu lieu alors que l’économie mondiale fait face à des challenges extrêmes comme l’inflation et la crise énergétique – et alors que les consommateur·rices et les agriculteur·rices subissent les conséquences directes de ces crises.  En Belgique, le nombre de personnes qui ont recours à l’aide alimentaire ne cesse d’augmenter, selon la Fédération belge des banques alimentaires (…).

Agir à défaut de pouvoir interdire

Les spéculations sur les matières premières alimentaires qui ont eu lieu dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine ont été une nouvelle illustration des limites du MIFID II (Markets in Financial Instruments Directive), la directive européenne qui fixe notamment les règles auxquelles doivent se plier les établissements financiers qui fournissent des services d’investissements. La réglementation définit les paramètres à utiliser par les autorités compétentes pour déterminer les «limites de position», c’est-à-dire le montant maximal de dérivés sur matières premières qu’un trader peut détenir à lui seul. Le MIFIR (pour Markets in Financial Instruments Regulation) est quant à lui un règlement européen relatif à l’obligation de déclaration des transactions sur instruments financiers.

Dans l’absolu, il est difficile voire impossible d’interdire au acteurs qui se meuvent dans le secteur financier de spéculer sur des positions rattachées à des matières premières alimentaires… À défaut, on peut fortement suggérer au secteur de geler durablement certaines formes de spéculations immorales.

Une interdiction légale serait nécessaire. A cette fin, la balle est dans le camp du pouvoir politique, qui doit prendre ses responsabilités pour empêcher la spéculation sur les matières premières agricoles, s’il souhaite contribuer à la réalisation du droit à l’alimentation.

L’étude de Greenpeace recommande :

  • De mettre en œuvre une réglementation plus stricte des marchés à terme des matières premières afin de freiner la fluctuation des prix.
  • D’interdire des fonds indiciels des matières premières qui permettent de spéculer en dehors du marché lui-même, ce qui ne fait qu’aliéner les producteurs et les travailleurs du secteur alimentaire de la valeur créée par leur travail.
  • D’exiger des gouvernements qu’ils interviennent en cas de variations rapides des prix en imposant des arrêts de transaction, en freinant les transferts de richesse et en protégeant les producteurs et les consommateurs de l’instabilité du marché.
  • De taxer les dividendes versés aux actionnaires fortunés à des taux beaucoup plus élevés. L’impôt sur le revenu des dividendes devrait être au moins aussi élevé que l’impôt sur le revenu des salaires.
  • Enfin, Greenpeace conseille aux gouvernements de mettre en place des impôts de solidarité sur les 1 % de revenus les plus élevés, en reconnaissance du transfert massif de richesses à l’échelle mondiale précipité par ces récents événements de la Covid et de la guerre en Ukraine.

Réalisé par :

Défis Sud

(1) Retrouvez les articles de la Newsletter Défis Sud que nous avons rédigés ces trois dernières années sur les conséquences de la Covid 19 et de la guerre en Ukraine sur l’espace consacré aux articles sur notre site : www.sosfaim.org

(2) Lire le rapport : Food Injustice. Lire également : Les géants de l’agroalimentaire réalisent des milliards de bénéfices grâce à la guerre et à la pandémie

(3) L’interview sonore avec Thierry Kesteloot peut être réécoutée sur la webradio du Festival Alimenterre : https://festivalalimenterre.be/webradio/