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3 juillet 2022

Ukraine : des impacts graves sur les agricultures africaines

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La guerre en Ukraine provoque des crises économiques et alimentaires en chaine sur les continents les plus fragiles. La sécurité et la souveraineté alimentaires de l’Afrique sont une fois de plus ébranlés. Les paysannes et les paysans africain.e.s en paient le prix.

Entre 2018 et 2020, le continent africain importait de Russie et d’Ukraine près de la moitié de sa consommation de blé. Selon les chiffres communiqués à la fin du mois de mai 2022 par la Banque africaine de développement, depuis le début de l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022, les prix du blé sur le continent ont grimpé d’environ 45%.

De manière générale, de nombreux pays de l’Afrique subsaharienne sont particulièrement vulnérables aux retombées de la guerre en Ukraine, notamment en raison de la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Cette situation vient aggraver les difficultés accumulées durant la pandémie de la Covid 19.

Au niveau mondial, le conflit perturbe les marchés des carburants et d’autres produits de base. Les prix des engrais ont fortement augmenté : le prix de l’urée a doublé par rapport à sa moyenne 2015-2019. Cette crise internationale a des répercussions pour les agricultures subsahariennes. Mais les impacts sont variables selon les régions du continent africain. Jusqu’à présent, la Russie et l’Ukraine, via l’exportation du blé, ne fournissaient qu’1,7% du total des calories de l’Afrique de l’Ouest. Et la part de l’Ukraine y était marginale. La plupart des calories consommées en Afrique de l’Ouest proviennent encore de la production locale, de l’Europe et de l’Asie (1).

Contacts ouest-africains avec la Russie

Certaines initiatives officielles dénotent un rapprochement de l’Afrique de l’Ouest avec la Russie. Ainsi, Abdoulaye Diop, ministre malien des Affaires étrangères a rencontré le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov et l’a remercié de « pouvoir acheter des équipements militaires russes livrés dans des temps records » (2). La souveraineté alimentaire des citoyens maliens et du monde paysan malien n’est donc pas apparue au premier rang des priorités dans cette déclaration… Les motivations du gouvernement malien sont géopolitiques, notamment pour s’éloigner de la tutelle française. En sa qualité de président de l’Union africaine, le président sénégalais Macky Sall a pour sa part endossé le rôle du représentant de la diplomatie africaine (3). Il a rencontré Vladimir Poutine à Sotchi, espérant ainsi « contribuer à l’accalmie dans la guerre en Ukraine, et à la libération des stocks de céréales et de fertilisants, dont le blocage affecte particulièrement les pays africains »… Car au-delà des difficultés rencontrées au Sénégal et en l’Afrique de l’Ouest, la situation de l’ensemble du continent africain est encore plus préoccupante.

L’Afrique de l’Est fortement impactée

L’Afrique de l’Est souffre plus nettement des conséquences de cette guerre qui se déroule en Europe. En Ethiopie, un pays déjà en proie à une guerre civile, l’approvisionnement en blé (avec une dépendance à 30% de la Russie) est difficile et la quantité d’engrais accessibles a diminué de moitié. En Ouganda, une grande partie des importations de blé venait de Russie et d’Ukraine (48%). Plus de 90 % de l’huile de tournesol réexportée vers le Burundi et le Rwanda provenait d’Égypte, qui importait directement 100 % de son huile de tournesol de Russie et d’Ukraine. La hausse des coûts de l’huile de tournesol qui affecte l’Égypte, se répercute automatiquement sur les marchés intérieurs du Burundi et du Rwanda. Le Soudan, qui importait de l’huile de tournesol de Russie et d’Ukraine, est directement touché.

La dépendance de l’Afrique de l’Est aux importations d’engrais russes ou ukrainiens n’est pas insurmontable. Le Kenya et l’Ouganda, par exemple, n’importaient que 15 et 16 % de la valeur totale des engrais de Russie et d’Ukraine. Mais la plus petite perturbation mondiale peut avoir de graves conséquences pour des pays qui, dans l’absolu, dépendent entièrement du marché international pour leurs importations d’engrais. La guerre en Ukraine provoque des réactions en chaine :  la réduction de l’offre et le coût élevé des engrais associé à des pluies trop faibles affectent la production agricole. En conséquence, les prix des céréales grimpent. Les sécheresses consécutives compliquent la situation des approvisionnements alimentaires au Kenya, en Somalie et en Éthiopie. Les prix de l’huile de cuisson, du pain et de la farine de blé atteignent de nouveaux records (4).

Pas plus qu’ailleurs dans le monde, les agricultures africaines ne se sont affranchies de leur dépendance aux énergies fossiles. Les prix élevés de l’essence ont un impact sur les coûts de transport et se répercutent sur les prix des denrées alimentaires acheminées sur les marchés locaux. En Somalie, les prix à la pompe ont augmenté de 37 % (la plus forte hausse de la région). Au Burundi et en Ouganda, les prix du carburant ont augmenté respectivement de 24 et de 32 %.

A la recherche d’alternatives crédibles

En avril 2022, un webinaire du ROPPA (5) a été consacré à la flambée des prix des engrais et aux alternatives pour sauver la campagne agricole 2022/2023 en Afrique de l’Ouest.

Malgré une dépendance moindre aux importations en provenance de Russie et d’Ukraine, dans le budget des agriculteur.rice.s. d’Afrique de l’Ouest, les prix des intrants (engrais + pesticides) ont doublé en un an (6). Les prix sont aussi à la hausse pour l’alimentation du bétail et de la volaille. Les produits issus de l’élevage voient donc leurs couts augmenter. Certains craignent que la concurrence déjà déloyale des produits laitiers importés à bas coûts n’aille qu’en s’aggravant. L’année dernière, les récoltes ont été mauvaises. Il y a un grand déficit céréalier. Cinq crises s’accumulent : l’environnementale (le réchauffement climatique, la perte de biodiversité), la sanitaire (la Covid), la sécuritaire (les attentats jihadistes au Mali et au Burkina), la politique (le coup d’Etat au Mali) et la géopolitique (la crise entre le Mali et la France).

La Covid avait déjà entrainé une hausse des prix des engrais. Une fois de plus, la crise mondiale induite par la guerre en Ukraine révèle la dépendance de l’Afrique de l’Ouest aux engrais extérieurs. Il faut donc absolument repenser des solutions sous-régionales. Selon Ibrahima Coulibaly, président du ROPPA :

Les Etats ouest-africains doivent s’accorder dans leurs achats. Ils ne devraient pas se concurrencer dans l’acquisition des engrais. Chaque Etat d’Afrique de l’Ouest doit participer à un renforcement des programmes de subventions. Tous les fonds d’urgence doivent être mobilisés. Les Etats de la région doivent se mettre d’accord sur les subventions des intrants, ceux qui sont plus dans le besoin (Mali, Burkina Faso et Ghana) ne devraient pas être privés d’engrais. Les commandes devraient être passées de manière plus raisonnée et collaborative.

Un point interpelle : plusieurs intervenants de ce webinaire du ROPPA ont souligné que le problème n’est pas en rapport avec la quantité d’engrais sur les territoires, mais plutôt avec la manière dont ils sont repartis et distribués. Chaque année, des stocks d’engrais ne sont pas accessibles pour les agriculteur.rice.s. Au Mali, les engrais sont subventionnés par l’Etat… Mais, selon les paysan.ne.s, leur distribution laisse fortement à désirer.

Selon Kako Nubukpo, Commissaire chargé du département de l’Agriculture, des ressources en Eau et de l’Environnement de l’UEMOA (7) :

Il est aussi nécessaire de mobiliser les institutions financières sous-régionales (la Banque ouest-africaine de Développement) durant cette période d’urgence. Il faut que les ministres du commerce et les ministres de l’agriculture se mettent d’accord sur les politiques de subvention.

Ibrahima Coulibaly pense qu’il faut repenser les plans de culture : 

Le maïs est fortement cultivé dans l’ouest africain, mais il est très gourmand en intrant et en eau. Pourquoi ne pas cultiver d’autres céréales qui soient moins gourmandes, comme le sorgo, le mil ou le fonio ? Il faudrait alors revoir les régimes alimentaires en fonction du contexte.

Ibrahima Coulibaly souligne également l’importance de penser de manière commune :

Il s’agit de promouvoir les commandes groupées, de mutualiser les efforts au niveau des achats, de mieux les repartir selon les besoins et de mettre en place des banques de semences communautaire, avec des semences plus résilientes (maïs + sorgo, mil, fonio).

Engrais chimiques versus engrais bio

Plusieurs membres de l’assistance sont intervenus lors des débats du webinaire du ROPPA pour défendre la production locale d’engrais organiques. Ils ont interpellé les panelistes sur la question des ravages des engrais chimiques. Les problèmes de dépendance maintes fois soulignés sont aussi de la dépendance à des produits nocifs pour les sols (hausse de l’acidification). Les engrais chimiques sont extrêmement coûteux. Ces participants ont insisté sur le besoin prioritaire de relocaliser des productions d’engrais organiques en Afrique de l’Ouest.

Ils ont plaidé pour que l’on réévalue le rapport aux quantités utilisées de produits dangereux en fonction des surfaces. Ils veulent développer des techniques de fumure organique et de compost.

Changer de gouvernance

« Aujourd’hui, explique Thierry Kesteloot, conseiller en politique alimentaire chez Oxfam, une série d’actions concrètes devraient être réalisables rapidement » :

Une aide humanitaire directe est nécessaire dans des pays gravement affectés comme le Yémen, le Soudan du Sud ou la Somalie. Le récent sommet du G7 a promis de l’argent, ce volet humanitaire va donc s’activer, mais le second volet, celui d’une régulation du marché mondial, est plus difficile. Il devrait être possible de maitriser rapidement la spéculation financière, d’éviter que des investisseurs qui veulent profiter des marchés volatils n’aggravent la flambée des prix. En interdisant l’investissement sur des marchés à terme, on pourrait obliger les entreprises à être plus transparentes sur leurs stocks disponibles. Aujourd’hui, par défaut on connait les stocks indisponibles en Russie et en Ukraine, mais on ne dispose pas de l’information complète sur ce qui est disponible partout ailleurs… Cette information pourrait apaiser les marchés, d’autant plus qu’on sait parfaitement qu’il y assez de nourriture pour nourrir convenablement l’ensemble de l’humanité. Il faudrait aussi arrêter immédiatement les cultures de céréales pour la production d’agrocarburants. Mais les USA refusent de prendre cette mesure  alors que près de 40% du maïs part dans la production d’agrocarburants… On pourrait également limiter la production de viande, une perspective qui prendra sans doute plus de temps, mais qui devrait être sérieusement envisagée dans le cadre d’une transition.

De la tragédie de la guerre, faut-il faire une opportunité ? Comment faire face à l’urgence tout en changeant de cap ? La transition agricole doit être accélérée. La mise en place des mécanismes rapides pour augmenter la disponibilité en engrais organiques devrait dès lors se trouver aux premières places de l’agenda.

Mais il faudra aussi amener des réponses plus structurelles que des déclarations favorables à la transition et au passage au bio. Michael Fakhri, Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation à l’ONU, faisait récemment part de son étonnement : « Durant des années, il n’y a pas eu de réponse coordonnée aux crises alimentaires (…) ». Tout en condamnant fermement l’agression armée contre l’Ukraine, Michael Fakhri s’inquiétait : « Le fait que ce ne soit que maintenant que l’on se soucie d’amener une réponse globale à une crise alimentaire préexistante indique que ce qui est à l’ordre du jour pourrait être la légitimité des institutions internationales et des gouvernements nationaux à gouverner » (8).

Une analyse que partage Thierry Kesteloot :

La guerre et les dépendances alimentaires et énergétiques qui s’ensuivent provoquent une polarisation géopolitique où la crise alimentaire est instrumentalisée de part et d’autre dans un jeu de rapports de pouvoir géopolitiques entre deux blocs… On observe que la majorité des pays qui sont victimes de ces dépendances sont dans un dilemme énorme. Soit ils ne se prononcent pas, soit ils se prononcent et naviguent par opportunisme… Mais une fois de plus le rôle essentiel des petits producteurs agricoles, pêcheurs et pasteurs est négligé, il n’apparait peu ou pas du tout dans les discours des institutions internationales. On lorgne vers les grosses productions pour compenser les pertes d’Ukraine et de Russie. La petite paysannerie qui nourrit aujourd’hui encore la majorité de la population mondiale n’a presque pas droit au chapitre. En termes de légitimité, ceux qui peuvent apporter une réponse à la transition nécessaire et urgente ne font pas partie du débat.

Rédaction : Pierre Coopman et Adèle Funes

  1. https://www.ifpri.org/fr/blog/lafrique-de-louest-est-confront%C3%A9e-%C3%A0-des-impacts-compliqu%C3%A9s-du-conflit-russie-ukraine-sur-la
  2. https://www.rtbf.be/article/la-russie-et-le-mali-se-rencontrent-un-rapprochement-etonnant-mais-aussi-inquietant-10997515
  3. https://information.tv5monde.com/afrique/afrique-russie-le-president-du-senegal-rencontre-vladimir-poutine-sotchi-459073
  4. https://reliefweb.int/report/burundi/implications-ukraine-conflict-food-access-and-availability-eastern-africa-region-0
  5. Le Réseau des Organisations agricoles et des Producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest.
  6. La dépendance en azote et en phosphore des agriculteur.rice.s en Afrique de l’Ouest est autour de 70%. Et le dispositif d’observation du ROPPA révèle pour la période de janvier à avril 2022 une hausse des prix des engrais allant de 46% à 100% selon les pays et types d’engrais. Augmentation prix de l’urée : 510 $ en juin 2021 960 $ en mars 2022. Augmentation prix de la potasse : passe de 200$ à 800 $ en une année.
  7. L’Union économique et monétaire ouest-africaine.
  8. https://www.ohchr.org/sites/default/files/2022-05/joint-statement-wto-imf-wfp.pdf

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