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3 juillet 2022

Avec la guerre d’Ukraine, le Pérou est obligé d’écouter ses paysans

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Un entretien avec Luis Vargas, le représentant de SOS Faim au Pérou

À des milliers de kilomètres de l’Ukraine et de la Russie, le Pérou, en Amérique du Sud, n’en subit pas moins les conséquences de la guerre. Jusqu’en février, le principal fournisseur d’engrais azotés pour l’agriculture péruvienne était la Russie, avec une part de 62%. Aujourd’hui, le Pérou est forcé de s’intéresser aux alternatives. Interview avec Luis Vargas, le représentant de SOS Faim au Pérou.

Comment la guerre en Ukraine affecte-t-elle directement l’agriculture péruvienne ?

Luis Vargas : La guerre en Ukraine a remis en évidence la crise agricole et alimentaire qui existe au Pérou depuis un certain temps déjà. Les autorités sont maintenant dans l’obligation de communiquer sur cette question. Les prix des fertilisants importés ont triplé et l’on prédit que la prochaine campagne agricole sera mauvaise. Les réponses des autorités pour faire face à cette crise paraissent insuffisantes. Nous plaçons certains espoirs dans la nomination (depuis le 6 juin 2022) d’un nouveau ministre du Développement agraire et de l’irrigation. Il s’appelle Andrés Alencastre et il est attentif aux alternatives en intrants et en engrais biologiques proposées par les Organisations paysannes du Pérou. Mais ces alternatives paysannes ne peuvent pas être diffusées rapidement dans un pays où, jusqu’à présent, à peine 5% des 2.2 millions de familles actives dans l’agriculture familiale se sont engagées dans une agriculture écologique et certifiée. Le Pérou n’a pas assez anticipé. La transition agricole prend du temps. Aujourd’hui, face aux conséquences de la guerre en Ukraine, nous sommes obligés de constater qu’une majorité écrasante de nos agriculteurs familiaux dépendent encore d’intrants et de fertilisants importés majoritairement de Russie.

Néanmoins, les conséquences de cette crise représentent également une opportunité, car le mouvement agroécologique au Pérou s’en saisit pour proposer des solutions alternatives. Un petit nombre d’entreprises péruviennes commercialisent des fertilisants organiques. Avec un minimum de volonté politique, leur production, qui approche des soixante mille tonnes, pourrait être multipliée par trois à court terme, voire bien plus à moyen terme. Le mouvement agroécologique péruvien a fait des propositions au gouvernement et le ministre Andrés Alencastre a répondu qu’il va prendre des dispositions pour faciliter l’achat des fertilisants organiques. Si cette proposition est appuyée, ce serait une avancée majeure pour la transition agroécologique au Pérou, même si, dans un pays aussi vaste et aussi instable politiquement, le chemin à parcourir est encore long.

Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les sources de cette instabilité ?

LV : Pour comprendre les aléas de la politique au Pérou, il faut rappeler que la Constitution, toujours largement en vigueur aujourd’hui, a été promulguée en 1993 à l’époque de la dictature d’Alberto Fujimori. La Constitution a fortement limité le rôle de l’Etat dans l’économie. Une des multiples conséquences est qu’en matière agricole l’accès aux fertilisants est complètement laissé entre les mains du secteur privé. De ce fait, l’importation de fertilisants favorise les intérêts de nombreux acteurs du secteur de l’import-export et de la distribution.

L’actuel président Pedro Castillo (depuis juillet 2021), avec son curriculum de paysan, a-t-il une marge de manœuvre ?

LV : Certes le président Castillo jouit d’une image d’homme issu du monde paysan, proche du peuple qu’il a souvent défendu en tant que syndicaliste. Mais là aussi, pour bien comprendre, il faut revenir à la Constitution fujimoriste qui a institué un système monocaméral où un seul parlement dispose de prérogatives importantes pour paralyser le pouvoir exécutif. Les lobbys menés par le secteur privé auprès des parlementaires sont d’une « efficacité » redoutable. Le pouvoir au Pérou ne fonctionne dès lors sans encombre que lorsque que le pouvoir exécutif est sur la même longueur d’onde que le pouvoir législatif, autant dire lorsqu’il est à la botte du secteur privé. La corruption est présente partout. L’exécutif, constitué de la présidence et du gouvernement, se retrouve en danger de mise en « échec et mat » permanent par un parlement quasi à la solde des intérêts mercantiles. Il y a eu une tentative de réforme constitutionnelle, dans les années 2018-2020, en vue d’instaurer un système bicaméral et une meilleure répartition des contre-pouvoirs. Cette réforme n’a pas abouti, puisque le chef de l’Etat durant cette période, Martín Vizcarra, qui portait la réforme, a lui-même été destitué pour… corruption. C’est dire à quel point la situation peut paraître inextricable. Quand je dis que le mouvement paysan place certains espoirs dans l’oreille attentive que semble lui prêter l’actuel ministre Andrés Alencastre, il convient tout de suite de nuancer en précisant que les ministres obtenant le cabinet du Développement agraire et de l’irrigation vont et viennent au gré des pressions du parlement pour qu’ils démissionnent. Nous en sommes à notre quatrième ministre en un an. De plus, le Tribunal constitutionnel, dans ses procédures de nominations des juges, est également sous l’emprise des intérêts du secteur privé. C’est dire à quel point nos espoirs seront toujours fragiles tant que des réformes structurelles profondes n’auront pas été réalisées pour améliorer la gouvernance au Pérou.

Pourtant, le mouvement paysan péruvien a obtenu quelques victoires ces dernières années, pouvez-vous nous les rappeler ?

LV : Les mesures prises en faveur de l’agriculture familiale par les autorités péruviennes depuis le début de la pandémie de la Covid 19 peuvent paraitre impressionnantes : 14 lois ont été approuvées, 80 accords ont été signés (1). On peut affirmer que le dynamisme du plaidoyer des organisations paysannes péruviennes durant cette période a été exemplaire. Un des résultats obtenus est la création d’un fonds pour la réactivation de l’agriculture familiale au niveau national. Mais jusqu’à présent à peine 10% des sommes promises pour ce fonds ont été versés. La proposition de recourir aux coopératives rurales d’épargne et de crédit n’a pas été suivie, avec comme conséquence prévisible que les financements ne parviennent pas chez les paysannes et les paysans des régions les plus éloignées. Quelques propositions du mouvement paysan ont été concrétisées : la restructuration du Ministère du Développement agraire et de l’irrigation, la création d’un Vice-ministère de l’Agriculture familiale, la création d’une « Direction de la Femme rurale ». Cette Direction vient d’annoncer, le 23 juin 2022, qu’elle a obtenu un engagement de presque 7 millions d’euros pour subventionner des initiatives économiques d’organisation des femmes paysannes des Andes et de l’Amazonie. Cet engagement est bien entendu assorti de conditions techniques qui demanderont une grande rigueur, mais c’est en soi une avancée considérable pour le monde rural péruvien.

Il faut aussi ajouter que le mouvement agroécologique au Pérou est très dynamique dans ses campagnes de dénonciations des dangers des pesticides industriels importés. Les autorités ont été interpellées pour qu’elles mettent en pratique leur devoir de régulation des ces pesticides en imposant un étiquetage clair sur les emballages des pesticides. Le mouvement agroécologique péruvien va prochainement lancer une nouvelle campagne demandant à l’Etat de retirer ces pesticides dangereux du marché national.

Mais malgré ce dynamisme, malgré ces avancées, le Pérou est toujours en attente d’une grande deuxième réforme agraire promise par le président Castillo au début de son mandat… De ce point de vue, on en revient aux blocages politiques et institutionnels que je viens de vous expliquer.

Propos recueillis par Pierre Coopman

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