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15 avril 2024

La terre ou la technologie ?

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Quelles sont les capacités d’émancipation des technologies agricoles pour les communautés paysannes ? Est-il plus urgent pour les paysanneries d’accéder à la terre et à des moyens de production qu’à des nouvelles technologies ? Nous avons posé ces questions à Laurent Delcourt, chargé d’études au Centre tricontinental (CETRI – Louvain-la -Neuve).

Comment définiriez-vous les technologies agricoles ? quelles sont, selon vous, les avancées les plus significatives dans ce domaine ces dernières décennies ?

Laurent Delcourt  : Même s’il est toujours difficile de donner une définition à brûle-pourpoint, on peut définir la technologie agricole comme l’ensemble des procédés techniques fondés sur les progrès de la science et appliqués au secteur agricole (en ce compris l’élevage), essentiellement dans un but d’efficacité, d’accroissement des rendements et de rentabilité. En ce sens, les technologies agricoles ne sont pas neutres. Elles répondent à des objectifs bien précis en matière de production, de productivité et de rentabilité capitaliste avec ce que cela implique sur le plan social et environnemental.

Il est intéressant d’aborder la notion de technologie agricole sur le temps long, car sans forcément parler de bouleversement immédiat, à l’échelle globale, le monde agricole a connu ces 100 dernières années trois révolutions technologiques remarquables à plusieurs égards.

D’abord, aux États-Unis dans les années 1920-1930, puis en Europe, après la Seconde Guerre mondiale, avec l’usage massif des premiers engrais de synthèse, l’utilisation de semences améliorées et la mécanisation croissante des moyens de production agricoles. Cette première révolution technologique dans le secteur agricole s’est ensuite exportée dans l’hémisphère sud à partir des années 60, notamment au Mexique, en Inde et au Brésil, sous le nom de « Révolution verte ». Cette révolution reposait sur le triptyque : irrigation, intrants et semences améliorées. Elle a permis à certaines régions comme l’Inde, qui était déficitaire d’un point de vue alimentaire, d’atteindre l’autosuffisance, en plus d’une souveraineté politique stratégique.

Une deuxième révolution technologique importante dans le domaine agricole a été réalisée il y a trente ans, lorsque le premier organisme génétiquement modifié fut commercialisé. Les OGM se sont alors rapidement répandus sur le marché, ciblant quatre variétés : le soja, le maïs, le colza et le coton. Parallèlement, de nombreux progrès ont été réalisés en biologie moléculaire et cellulaire, menant par exemple à la culture de cellules souches destinées à la production de viande artificielle.

Aujourd’hui, on parle d’une nouvelle révolution technologique en se référant à l’application des technologies numériques dans le secteur agricole – à travers l’utilisation de drones, de capteurs ou de machines de précision par exemple – qui permettent de récolter un nombre impressionnant de données. Combinés à l’intelligence artificielle et à de nouveaux algorithmes, ces outils permettent une plus grande prévisibilité des phénomènes climatiques. En ce sens, ces nouvelles technologies peuvent constituer un avantage pour les producteurs, bien plus à même d’anticiper les risques climatiques, et donc financiers liés à leur activité.

Comment se répartissent aujourd’hui ces différentes technologies à l’échelle du globe ?

LD : La technologie est répartie inéquitablement à l’échelle mondiale. Prenons le cas des OGM, qui ont été introduits au milieu des années 90, principalement autour de quatre espèces végétales particulièrement rentables. Ces progrès en matière de génie génétique étaient présentés à l’époque de façon très optimiste : les discours vantaient les mérites de cette nouvelle technique qui allait révolutionner l’agriculture, permettant à la fois de nourrir l’humanité, de diminuer l’usage des intrants et de produire une nourriture de meilleur marché et de meilleure qualité. Toujours est-il que trente ans plus tard, entre 2,5 et 3 milliards de personnes se retrouvent encore en situation de malnutrition ou de sous-nutrition.

Les cultures OGM représentent actuellement 10% de l’ensemble des surfaces cultivées dans le monde et 99% d’entre elles concernent seulement quatre plantes : soja, colza, maïs et coton. Celles-ci, dans bien des cas, se sont substituées à d’autres cultures bien plus diversifiées. D’où un appauvrissement de la biodiversité agricole au profit de ces quatre cultures, qui couvrent actuellement plus de 200 millions d’hectares dans cinq pays seulement : les Etats-Unis, le Canada, le Brésil, l’Argentine et l’Inde. Les OGM sont selon moi un bon indicateur de l’ancrage inégal des technologies agricoles à l’échelle globale. C’est aussi vers ces quelques cultures commerciales et standardisées que sont orientées actuellement les dernières nouveautés technologiques dans le secteur agricole. Cet exemple, encore une fois, montre que c’est la rentabilité de ces cultures qui guide l’offre technologique. 

dans de nombreux discours ces technologies sont encore présentées comme une solution favorables aux populations rurales du Sud. Comment l’expliquer ?

LD : Le discours, selon lequel l’innovation, la science et le progrès vont résoudre des problèmes structurels complexes, comme la faim dans le monde, prévaut, au sein des institutions en charge des politiques agricoles, depuis plus d’un siècle. C’est ce même discours qui a été tenu aux paysans européens après la Seconde Guerre mondiale. On prétendait à l’époque que s’ils acceptaient des semences de maïs hybride, ils accroîtraient leur productivité, leur rendement, et donc leurs revenus. Or on constate, au contraire que les revenus des petites et moyennes exploitations ont connu une baisse tendancielle alors que leur niveau d’endettement s’est accru. Seuls les gros exploitants ont tiré leur épingle du jeu.

De fait, dans des mondes agricoles marqués à la base par de très fortes asymétries, ces révolutions technologiques ont eu tendance à renforcer les inégalités. On pose le même constat lorsqu’on étudie les effets de la Révolution verte dans les pays du Sud :  dépendance croissante vis-à-vis de variétés et vis-à-vis de certains intrants couverts par des droits de propriété intellectuelle, spécialisation accrue, spirale d’endettement et parfois même suicides de petits agriculteurs (comme en Inde), en plus d’un appauvrissement des sols dans certaines régions. Si cette révolution a permis à certains États du Sud de gagner en autonomie alimentaire, elle a aussi eu des effets désastreux pour leurs petites paysanneries comme pour l’environnement.

Ce constat peut-il être également appliqué à l’introduction des nouvelles technologies dans le secteur agricole ?

LD : Oui, même si le discours techno-optimiste a quelque peu évolué. Au départ, il était principalement centré sur les gains de production et de productivité comme seules réponses à la croissance démographique, à l’augmentation de la demande et finalement au problème de la faim. Ce discours faisait – et fait toujours – largement l’impasse sur le fait que la persistance de la faim dans le monde n’est pas simplement liée à un problème de productivité, de quantité de nourriture produite et disponible sur les marchés. Elle trouve bien davantage son origine dans un déficit d’accès à cette nourriture ou aux moyens de la produire, à la terre surtout. Comment expliquer alors qu’autant de personnes souffrent de sous et de malnutrition alors que nous produisons déjà de quoi nourrir l’humanité attendue en 2050, soit environ 10 milliards de personnes ?

Depuis une quinzaine d’années, la narration a quelque peu évolué car elle prend désormais en compte les effets environnementaux des pratiques agricoles. On parle en effet de plus en plus “d’intensification agricole durable” ou “d’agriculture intelligente face au climat”. Ici, les technologies agricoles ne sont plus seulement présentées comme un moyen de répondre à la demande ou de résoudre le problème de la faim, mais comme un moyen d’atténuer les effets de l’agriculture productiviste sur l’environnement et le dérèglement climatique, voire d’améliorer la situation des agriculteurs. 

Le dernier rapport de l’OCDE consacré aux technologies numériques appliquées à l’agriculture détaille à ce propos les multiples gains apportés par ces nouveaux outils : en termes d’efficacité (en produisant plus avec moins d’intrants notamment), en terme de durabilité (parce qu’on utilise moins de pesticides), en termes de résilience (parce qu’elles permettraient aux agriculteurs d’anticiper les risques) et en terme d’inclusion et d’autonomie (en contournant les intermédiaires et en leur donnant un accès direct à l’information).

Est-ce que ces nouvelles portées sociales et environnementales des technologies agricoles justifient leur propagation par le biais de politiques publiques de développement ou d’initiatives privées ?

LD : Les agences de développement, mais aussi d’autres institutions comme la Banque mondiale, se sont désintéressées de l’agriculture pendant pratiquement 25 ans. Ce n’est qu’en 2007-2008 que la plupart des agences de développement s’intéressent à nouveau à ce secteur. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque on traverse une crise alimentaire très grave, qui se cristallise autour d’une série d’émeutes de la faim dans de nombreux pays. Pour la première fois depuis 20 ans, la Banque mondiale publie alors un rapport annuel consacré exclusivement à l’agriculture. Et de nouveaux consortiums (comme la « Nouvelle vision de l’agriculture » lancée par le Forum économique mondial) se mettent en place et exercent une influence décisive sur l’orientation des politiques agricoles à l’échelle globale, bien plus décisive que les agences nationales, voire même que la FAO.

Certains industriels, comme Nestlé ou Danone, lancent en parallèle leur propre initiative privée pour une agriculture durable, basée aussi essentiellement sur les progrès technologiques. Et puis il y a surtout l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), une initiative lancée par la Fondation Bill et Melinda Gates et de la Rockefeller Foundation, qui dispose de nettement plus de moyens financiers que les agences de développement nationales.

L’AGRA exerce aujourd’hui une forte influence sur les orientations des politiques publiques agricoles dans plus d’une dizaine de pays africains. Elle y promeut notamment la mise en place de partenariats publics/privés, l’utilisation massive de semences améliorées, l’ouverture des marchés et l’intégration des producteurs dans la chaîne de valeur. Une étude, publiée en 2020 par un collectif d’associations, conclut pourtant que ni les objectifs d’accroissement de la productivité, ni les objectifs d’amélioration des conditions de vie des paysans n’ont été atteint depuis que l’organisation est active en Afrique. Au contraire, la malnutrition a augmenté dans certaines régions visées. C’est un bel exemple de l’écart abyssal qui sépare le discours basé sur le solutionnisme technologique et les réalités de terrain.

les technologies agricoles pourraient-elles tout de même participer à une émancipation sociale et économique des communautés paysannes ?

LD : Tout dépend du type de technologies, de la manière dont elles sont utilisées et pour qui (et pour quoi) elles sont conçues. Qui y aura accès (ce qui pose la question des brevets) ? Et dans quel but ? Si nous avons surtout abordé la question des innovations technologiques, il est important de rappeler qu’en parallèle de nombreux progrès sont réalisés dans le domaine de l’agroécologie. Plusieurs études, portées par des organismes de recherche publics notamment, démontrent que l’utilisation de techniques agroécologiques sont plus à même d’améliorer la situation des paysans et leur assurent surtout une meilleure autonomie technologique.

A contrario, un des problèmes majeurs de la technologie agricole est sa concentration entre les mains de quelques acteurs, de moins en moins nombreux. Ses applications conduisent à des effets performatifs et induisent une standardisation et une uniformisation à la fois des cultures, mais aussi des processus de production, avec à la clef une perte d’autonomie des paysans.

Il ne faut toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain : la technologie agricole pourrait avoir des avantages, et même être bénéfique aux paysans, à condition qu’ils en aient la maîtrise. Cela rejoint la notion de souveraineté technologique.

Malheureusement, chaque saut technologique a induit par le passé des logiques de concentration du secteur, à la fois horizontale et verticale. Je reviens sur la question des OGM parce que les dérives qu’on a connues dans ce domaine peuvent être transposées aux nouvelles technologies numériques. Lorsque les grandes cultures d’OGM ont été lancées, on a assisté à un processus de concentration majeur du secteur à l’échelle internationale. Les leaders du marché ont commencé à s’impliquer à la fois dans la commercialisation des semences, dans la fabrication et la production des pesticides et des engrais, ce qui a abouti à entendre leur contrôle sur les chaînes de valeur et plus largement sur le système alimentaire mondialisé. A l’époque, il fallait supposément les laisser faire au nom de la lutte contre la faim, car eux seuls disposaient des ressources et des moyens financiers susceptibles de relancer la production à l’échelle mondiale, de répondre une demande alimentaire croissante et finalement d’enrayer la mal et la sous-nutrition.

Aujourd’hui, avec l’arrivée des GAFAM dans le secteur agricole, le risque qu’on assiste à un nouveau phénomène de concentration, d’appropriation et de monopolisation des données agricoles et génétiques est réel. Il y a une intention claire de ces acteurs de s’accaparer de nouveaux pans prometteurs du système alimentaire. De ce point de vue-là, la technologie peut difficilement avoir une vocation émancipatrice.

En réalité, elle ne pourra l’être que si les inégalités structurelles du milieu agricole sont préalablement réduites, notamment les inégalités d’accès à la terre, aux revenus et aux circuits commerciaux internationaux. A ce titre, il est aujourd’hui certainement plus efficace de permettre aux paysans d’accéder au foncier et à des moyens productifs qu’à des nouvelles technologies, même si on peut envisager de combiner les deux par le biais de certaines mesures politiques.

Il est toutefois primordial qu’un contrôle public soit exercé sur ces nouvelles technologies, afin de déjouer les pièges de la privation des données et de la concentration des acteurs privés dans le secteur. Il y a beaucoup de pistes à creuser, mais cela reste un énorme chantier.

Propos recueillis par L. Aendekerk

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