9 octobre 2024
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Attaché à l’origine aux combats altermondialistes, le concept de souveraineté alimentaire est aujourd’hui largement plébiscité par les acteurs majoritaires des systèmes agro-alimentaires et s’infiltre peu à peu dans l’ensemble des discours du monde politique, jusqu’à l’extrême droite de l’échiquier. Mais qu’est-il donc arrivé pour que la souveraineté alimentaire, principalement portée à gauche par la Vía Campesina, se retrouve au coeur de l’argumentation de partis qualifiés de conservateurs de droite et d’extrême-droite ?
À la suite du conflit russo-ukrainien, la menace d’une rupture d’approvisionnement pesant sur l’ensemble des systèmes agroalimentaires a bouleversé les certitudes européennes en matière de libre-échange agricole. En réaction, de nombreux gouvernements et syndicats agricoles majoritaires ont formulé le souhait d’une (re)centralisation des chaînes d’approvisionnement. À l’échelle européenne, il est depuis lors avancé comme nécessaire de protéger la production afin de pourvoir à nos besoins alimentaires.
Mais la souveraineté alimentaire telle que présentée actuellement par l’extrême-droite semble attachée à des valeurs nationalistes et antimondialistes. Ce bagage intolérant s’oppose pourtant à l’héritage légué par les mouvements altermondialistes, plaidant plus volontiers pour une solidarité entre les peuples. De plus en plus éloigné des revendications portées par la Via Campesina, qu’est-il arrivé au concept de souveraineté alimentaire? Comment s’est-il retrouvé de l’autre côté de l’échiquier politique en quelques décennies seulement ? Face à ce constat, est-il toujours pertinent de concevoir la souveraineté alimentaire comme facteur d’amélioration des conditions de vie des paysans et d’élaboration des systèmes alimentaires durables ? Ce sont les questions auxquelles nous essayons de répondre dans ce nouveau numéro de la Collection Phosphore.
L’instrumentalisation du concept de souveraineté alimentaire par des partis de droite, voire d’extrême-droite, se déroule parallèlement à un phénomène politique plus ancien mais toujours actuel : la tendance à l’écofascisme. Née sous le régime nazi, l’écofascisme dévoie sans vergogne le lexique de la nature, de la terre, des racines et du terroir pour justifier des mesures ethno-nationnalistes, teintant ainsi l’idéologie fasciste d’un nouveau sens écologique et paysan.
Depuis, il n’est plus rare de constater une conciliation des objectifs environnementaux et des mesures anti-immigration dans la rhétorique des discours politiques d’extrême-droite. L’engouement autour du concept de souveraineté alimentaire n’a rien de fortuit : il s’inscrit dans cette évolution de la pensée d’extrême-droite qui, sous couvert de la défense des intérêts économiques et environnementaux locaux, mène des politiques xénophobes.
Dès l’après-guerre, les nations s’entendent à proclamer un droit à l’alimentation propre à chaque individu. Afin de mobiliser les institutions politiques, l’Organisation des Nations unies (ONU) définit en 1975 le concept de sécurité alimentaire, censé conférer à chaque pays la capacité de produire sa propre alimentation. Ce nouveau concept, se démettant d’une perspective juridico-humaniste pour intégrer un aspect plus technique et pragmatique, s’inscrit au sein d’un discours technocratique dominant. Il ne confronte dès lors ni les pratiques des multinationales, ni celles des institutions de gouvernance internationales.
Pourtant, au même moment, plusieurs états centre-américains subissent l’expansionnisme économique étasunien instituant un dumping agricole sans précédent. Tentant de rétablir un contrôle national sur l’ensemble de la chaîne de production, quelques gouvernements se fixent des objectifs d’autosuffisance agricole et de soberanía alimentaria, notamment pour les produits de première nécessité.
C’est dans ce contexte de réaction au régime néolibéral dominant, à la prise de pouvoir des multinationales et des gouvernements étrangers sur l’agroalimentaire, que la Via Campesina déploie ses efforts pour faire adopter le concept de souveraineté au domaine de l’agriculture et de l’alimentation.
Depuis la proposition initiale de la Via Campesina en 1996, la définition du concept de souveraineté alimentaire a connu d’importantes modifications. Si dans un premier temps le gouvernement national était institué comme sujet principal de la mise en œuvre de la souveraineté alimentaire, les peuples indigènes ont fait valoir leurs inquiétudes quant aux risques de méconnaissance de leurs droits par les pouvoirs publics. La définition a évolué et instaure dorénavant “les peuples et les communautés” comme acteurs de la souveraineté.
Quelle autorité jouit de la souveraineté dans l’établissement des politiques agricoles et alimentaires nationales ? L’Etat apparaît trop souvent comme un acteur corrompu par les instances de marché internationales, incapable d’assurer les droits et intérêts de ses populations agricoles, tandis que le “peuple” se révèle être une entité trop mal définie…
La paysannerie est particulièrement concernée. Elle est également traversée par des contradictions de classes et de pratiques agricoles. Malgré les discours portant un universalisme agricole, des réalités contrastées caractérisent le secteur, allant des agro-industries à la figure du petit paysan qui incarne l’image positive d’un système alimentaire durable.
A l’heure où l’extrême-droite s’accapare la notion de souveraineté alimentaire et exalte l’autonomie du pays et de la nation à laquelle il conviendrait de redonner toute sa puissance, la mise en œuvre d’une vraie souveraineté alimentaire interroge en réalité l’ensemble des modèles de gouvernance dits démocratiques.
Au vu des caractéristiques climatiques régionales et de la dépendance de millions de petits producteurs à l’exportation de leurs cultures, il est impératif d’associer l’objectif de souveraineté alimentaire à un commerce international qui soit profitable à l’agriculture locale sans mettre en péril l’approvisionnement global.
A ce titre, le commerce équitable peut apparaître comme la conciliation de ces divers intérêts. Pourtant, les soutiens de la part des mouvements altermondialistes pour la souveraineté alimentaire n’ont jamais été explicites, notamment en raison d‘un manque de distance critique de la part des labels de commerce équitable vis-à-vis des dérives de l’économie de marché et des pratiques de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette position idéologique laisse malheureusement place à un impensé majeur et se révèle difficile pour l’intégration des prérogatives des petits producteurs orientés vers l’exportation.
De plus, les plaidoyers pour le localisme et les circuits courts ne s’avèrent pas être une exclusivité de la notion de souveraineté alimentaire telle que défendue par la Via Campesina, dès lors qu’un certain localisme apparaît comme un des piliers de la rhétorique de l’extrême droite. Celle-ci mise alors sur le rejet de l’altérité au nom de la préservation d’une production locale, au détriment d’une cohésion dans la défense des intérêts paysans de par le monde.
Pour bien marquer la différence entre son dévoiement par l’extrême-droite et la souveraineté alimentaire telle qu’entendue par la Via Campesina, il parait donc utile de préciser les réalisations de la souveraineté alimentaire défendue par la Via Campesina :
Finalement, on constate que plusieurs éléments de forme et de fond ont permis à l’extrême droite d’inclure dans son discours les thématiques liées à l’agriculture, à la terre, au local et à plébisciter, comme les mouvements sociaux de gauche avant elle, un objectif de souveraineté alimentaire. Il apparaît dès lors indispensable de redéfinir les frontières existantes entre les discours écologistes orientés à gauche et ceux de l’extrême-droite pour éviter tout mouvement de vases communicants.
D’une part, la confusion existante sur le sens même de la souveraineté et ses détenteurs se doit d’être clarifiée.
D’autre part, la mise en évidence des apories du concept de la souveraineté alimentaire laisse entrevoir le champ-libre laissé à l’extrême droite pour transformer cette dernière en argument favorable à la xénophobie et au repli sur soi.
Afin de se réapproprier ce champ lexical dévoyé par l’extrême-droite, il est indispensable de mieux articuler commerce international et production de petite échelle pour éviter d’assimiler la souveraineté alimentaire à la question du local, mais aussi d’adapter le discours aux besoins locaux et de mieux inclure les paysans qui ne sont pas dans des démarches de transition agroécologique.
Seul le questionnement honnête et méticuleux de ces impasses permettra la concrétisation du projet porté par les mouvements sociaux altermondialistes pour la souveraineté alimentaire.
Phosphore N°2
Entre nationalisme et internationalisme, quel avenir pour la souveraineté alimentaire ?