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17 novembre 2020

Des exportations de pesticides interdits « Made in Europe »

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Une interview de Laurent Gaberell de Public Eye

Une enquête de l’ONG Public Eye a révélé que les pays membres de l’Union européenne (UE) ont approuvé en 2018 l’exportation de 81 615 tonnes de pesticides interdits en raison de risques inacceptables pour la santé et l’environnement. Le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, la Belgique et l’Espagne ont cumulé plus de 90% des exportations de ces 41 pesticides interdits à destination de 85 pays, dont les trois-quarts sont des pays en développement ou émergents.

Les Etats-Unis, le Brésil, l’Ukraine, le Maroc, le Mexique et l’Afrique du Sud figurent parmi les dix principaux importateurs de pesticides interdits notamment pour cause de risques de cancer, de troubles de la fertilité ou d’atteinte à l’eau et aux écosystèmes.

En tout, une trentaine de sociétés, dont la firme bâloise Syngenta, l’américaine Corteva, les allemandes Bayer et BASF ou l’italienne Finchimica ont exporté ce type de produits. Les externalités négatives de ces exportations de pesticides interdits ont un effet boomerang sur les consommateurs européens. Des pesticides dangereux, interdits de commercialisation et d’utilisation en Europe, nous reviennent par le biais des produits agricoles que l’Union européenne importe.

Laurent Gaberell, expert des questions d’agriculture et d’alimentation au sein de l’ONG suisse Public Eye, nous a accordé cette interview pour nous permettre de nous replonger dans les coulisses de cette enquête.

Qu’est-ce qui a motivé Public Eye à faire une enquête sur ce sujet ?

Laurent Gaberell : Il existe un grand paradoxe car l’Union européenne a une des lois en matière de pesticides qui est parmi les plus strictes au monde. Ces dernières années, l’UE a retiré des substances qui présentaient un niveau de risque trop élevé pour la santé ou l’environnement et elle continue à en retirer chaque année. Mais les entreprises restent libres de fabriquer ces substances sur le sol européen pour les commercialiser à l’étranger. Ces pratiques étaient connues mais on n’avait aucune idée de leur ampleur réelle. Les entreprises, pendant des années, camouflaient leurs activités derrière la  sacro-sainte loi du secret des affaires. La motivation de notre enquête est de sensibiliser les décideurs au niveau européen et de les inciter à mettre un terme à ces pratiques.

Quelle a été la méthodologie de recherche ?

LG : Les entreprises européennes qui veulent exporter à l’étranger des substances chimiques interdites en Europe ont certaines obligations. Elles doivent remplir le formulaire intitulé Notification d’exportation. Ces notifications sont transmises aux autorités des pays importateurs.

Public Eye a réussi à obtenir ces notifications d’exportation pour toute l’année 2018 en introduisant des demandes d’accès à l’information aux différentes autorités nationales compétentes et aussi à l’Agence européenne des produits chimiques (l’ECHA).

Après avoir obtenu la liste des pesticides interdits qui ont été exportés en 2018, nous avons demandé toutes les Notifications d’exportation depuis les différents pays de l’UE. Nous les avons ensuite analysées en faisant un travail de tri, pour distinguer les pesticides interdits destinés à l’activité agricole. Nous avons alors constaté que sur 52 pesticides interdits exportés en 2018, 41 étaient destinés à un usage agricole.

Avez-vous rencontré des limites lors de cette enquête ?

LG : Dans les Notifications d’exportation, les volumes indiqués sont des estimations fournies par les entreprises en début d’année. Au final, il se peut que le volume effectivement exporté soit supérieur ou inférieur à celui indiqué en début d’année.

D’autre part, les volumes indiqués se réfèrent parfois à des quantités de substances actives et parfois à des mélanges dans lesquels la substance ne représente qu’une fraction du volume. Ainsi, les 80 000 tonnes mentionnées dans l’enquête ne représentent pas uniquement des substances pures mais aussi des mélanges.

Avant de publier notre enquête, nous avons confronté les entreprises concernées afin de les permettre de corriger les informations, notamment au niveau des volumes estimatifs et réels. Certaines entreprises ont bien voulu collaborer mais beaucoup ont refusé de commenter les données détaillées.

Néanmoins, en ce qui concerne les volumes estimatifs, il faut savoir que l’ECHA reçoit en fin d’année les rapports intitulés Article 10 qui contiennent les volumes réels. Cependant, les rapports Art.10 ne permettent pas de différencier les pesticides exportés uniquement pour les activités agricoles. Nous n’avons donc pas utilisé ces rapports qui arrivent en fin d’année.

Quels sont les intérêts en présence dans de ce circuit d’exportation de pesticides interdits ?

LG : L’industrie de l’agrochimie est bien implantée dans tous les pays d’Europe. Ces entreprises dépendent des exportations de pesticides. Ces derniers temps, cette industrie est fortement mise sous pression avec le renforcement de la législation REACH, un règlement européen entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la fabrication et l’utilisation des substances chimiques dans l’industrie européenne. Mais l’industrie a jusqu’ici réussi à faire en sorte que ces nouvelles régulations ne s’appliquent pas à ses activités à l’étranger qui sont ses principaux marchés.

Le secteur de l’agrochimie a intérêt à maintenir le statu quo et à fabriquer ces substances interdites destinées à l’étranger. Des pays comme l’Allemagne, la France, la Belgique, l’Italie, le Pays-Bas où ces secteurs sont très présents et très importants continuent de produire d’importants volumes.

Ces pratiques, à mon avis, sont d’un autre âge. Elles pouvaient continuer quand elles restaient secrètes. Une fois que ces pratiques sont révélées au grand jour, cela devient extrêmement compliqué pour les gouvernements de continuer à les tolérer. La France vient de décider d’interdire les exportations de pesticides interdits à partir de 2022.

Notre étude a contribué à faire bouger les lignes. Plusieurs gouvernements, de manière informelle, ont confié vouloir mettre fin à ces pratiques. Et la Commission européenne vient d’emboiter le pas, en annonçant qu’elle allait proposer aux États membres une législation interdisant les exportations de pesticides interdits à partir de 2023. Ce qui prouve clairement que ces pratiques deviennent inacceptables aux yeux du grand public européen et même aux yeux des décideurs européens.

Maintenant que la Commission européenne a mis sur la table cette proposition, les États membres de l’UE seront consultés et le lobby de l’agrochimie est déjà fortement actif auprès des différents États pour s’opposer à cette proposition de la Commission. La bataille ne fait que commencer.

Mais si on renforce les interdictions au niveau de l’UE, il ne faut pas perdre de vue que les géants de l’industrie de l’agrochimie disposent de plusieurs sites de production à l’échelle mondiale. Le risque est donc de voir ces industries délocaliser leurs sites de production en Inde, en Chine ou ailleurs.

Quel est le rôle du Brésil dans la circulation des pesticides illégaux ?

LG : Le Brésil est le premier consommateur de pesticides au monde. Ce pays a augmenté sensiblement cette consommation ces dernières années, avec l’expansion de monocultures de soja, de maïs, de canne à sucre, etc. Le Brésil est la deuxième destination des exportations de pesticides interdits en volume à partir de l’Europe, après les USA. Mais c’est aussi un des très grands exportateurs de produits agricoles vers l’Europe, surtout des fruits exotiques, des oranges, des citrons, de goyaves, des ananas, des mangues etc. Le maïs et le soja sont des produits exportés du Brésil pour nourrir le bétail en Europe. Et c’est là que nous pointons du doigt un effet boomerang et l’hypocrisie de ce système circulaire.

Sur place, au Brésil, l’impact de ces pesticides est un désastre pour la santé et pour l’environnement. Au Brésil, les limites de tolérance de présence de pesticides sont beaucoup plus élevées. On retrouve jusqu’à 10, 20, 50 à 100 fois au-dessus de ce qui est permis dans l’UE.

Le rapporteur spécial de l’ONU a visité le Brésil  l’année dernière et a publié un rapport sur l’impact de ces pesticides au Brésil qui fait froid dans le dos. Il a constaté de multiples violations de Droits Humains des graves atteintes à l’environnement.

Mais le Brésil n’est pas un cas isolé. L’Argentine vit une situation similaire avec des étendues de monocultures de soja à perte de vue, des pesticides répandus par avion, dans des zones où vivent des communautés entières, près des écoles fréquentées par des enfants.

Quelle sont les situations en Afrique et en Asie par rapport à cette problématique ?

LG : L’Afrique est devenue une des principales zone d’exportations de pesticides interdits en Europe. Une vingtaine de pays africains figurent au rang des premières destinations. En matière de volume, le Maroc et l’Afrique du Sud sont les deux plus grands importateurs. On trouve également le Soudan, l’Égypte, le Sénégal parmi les principaux importateurs du continent africain.

On parle de 25 substances interdites qui sont exportées depuis l’Europe vers le continent africain en 2018, pour un total de plus ou moins 7500 tonnes.

La part de l’Afrique sur le marché des exportations de pesticides interdits depuis l’Europe tourne autour de 10%. Un pourcentage important et surprenant quand on sait qu’en Afrique les législations sont encore très faibles et qu’il n’existe pas de système de contrôle pour tester les aliments et des dommages irréversibles causés aux écosystèmes.

Pareil en Asie, surtout en Inde, où c’est une catastrophe, car les conditions d’utilisation y sont désastreuses pour les agriculteurs qui utilisent bien souvent ces produits sans aucune protection et sont régulièrement victimes d’intoxications aigües.

Quels sont les pays où on a prouvé la présence de résidus de ces pesticides dangereux pour la santé dans l’alimentation ?

LG : Avec Public Eye, nous nous sommes concentrés sur l’alimentation en Suisse. Et nous avons constaté que 20% des importations alimentaires en Suisse contiennent des résidus de pesticides interdits. Nous avons principalement détecté le Profenofos, une substance de la même famille que le Chlorpyrifos. Ce sont des neurotoxiques connus pour leur capacité à endommager le développement du cerveau.

L’ironie est que le Profenofos est un insecticide qui fut exporté par la Suisse en 2018, vendu à l’étranger par Syngeta et exporté vers le Brésil.

Ainsi donc, ces pesticides qu’on interdit se retrouvent au final dans nos assiettes par le biais des importations de produits agricoles de l’étranger.

De plus, les recherches révèlent qu’un seul aliment peut parfois contenir 5, 8, 10 résidus différents pesticides interdits. Un test sur un échantillon de poivron vietnamien a démontré que cet échantillon contenait 15 différents pesticides interdits.

Sur le territoire de l’UE, le Pesticides Action Network (PAN) s’est chargé d’analyser les données officielles de contrôle des denrées alimentaires de 2018 réalisées par les États membres de l’UE et a obtenu des résultats similaires à l’analyse effectuée en Suisse par Public Eye. À titre d’exemple, on a détecté le Carbernhazine, un des pesticides interdits dans l’UE, un mutagène qui provoque des dommages à la reproduction et d’autres dommages irréversibles aux génomes. Des maladies graves peuvent se transmettre aux enfants.

Qu’est-ce ce qui peut être fait au niveau politique, et à quels niveaux internationaux le plaidoyer politique doit-il être mené ?

LG : Il faut renforcer les règles sur les importations alimentaires afin de ne pas permettre l’importation de denrées produites avec des pesticides interdits en Europe. L’Union européenne est un des principaux importateurs au niveau mondial, quand elle prend une décision, cela conduit forcément à des changements, contribuant à pousser les agriculteurs des pays exportateurs à changer leurs méthodes de production. Si l’UE applique la tolérance zéro dans les importations de produits agricoles, cela aura un grand impact auprès des agriculteurs qui produisent des aliments à destination de l’Europe.

On attend des États membres de l’UE qu’ils soutiennent la proposition de la Commission européenne sur l’interdiction d’exporter des pesticides interdits à partir de 2023, pour que l’UE applique la tolérance zéro sur la présence de résidus de pesticides interdits dans les aliments exportés vers l’Europe.

Ces deux mesures ensemble devraient permettre une transition pour renforcer la protection de l’environnement et la santé des populations dans les pays producteurs.

Il faut également que l’UE soutienne une approche internationale et promeuve un instrument mondial pour éliminer ces substances interdites du circuit.

Propos recueillis par Nancy Elonga

Cet article est réalisé par :

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